30 déc. 2010

"Ken HaMefakedet!"

Première partie d'une série de posts qui se poursuivra dans les jours à venir avec le récit de mes premiers pas en uniforme. Vaccins, tentes de campagne, entraînements, gardes, les histoires à vous raconter ne manquent pas. Comme vous l'aurez remarqué, les dates sont rétroactives. Elles correspondent plus ou moins aux jours où j'ai eu envie de griffonner dans un cahier qui n'a pas quitté les poches de mon uniforme au long des premières semaines d'entrainement...

Par où commencer? C'est au "Bakum", la base de triage, que tout s'est décidé. Une base immense où se croisent civils en sursis et soldats en devenir, où les lignes se confondent pendant que s'opère notre mutation. De vaccinations en entretiens, de radios des dents en formulaires et papiers, je deviens soldate. En formation par trois, nous ajustons, encore malhabiles, la ceinture de nos uniformes vert olive. 

"A partir de maintenant, soldates, vous ne vous adresserez à moi qu'après en avoir demandé et reçu l'autorisation, est-ce compris?"

Le premier mois de mon service est consacré à la "Tironout" - l'entraînement de base, dans une base à proximité de Césarée. Dans le bus, je passe mes doigts sur les reliefs de la plaque métallique passée à mon cou. Ma peau effleure l'acier froid, apprivoise ses formes, déchiffre mon nom et mon matricule, gravés par deux fois. Le ciel est rose, le paysage défile sous le regard espiègle d'une soldate d'origine éthiopienne assise à mes cotés. Elle s'appelle Noah, le hasard nous assignera plus tard la même tente, et la même équipe au sein de notre section. Je repasse les étapes de la journée dans ma tête, le soulagement enfin de voir confirmé mon choix d'unité, la surprise étrange en découvrant mon reflet en uniforme dans le miroir, l'indifférence feinte en signant mes volontés en cas de catastrophe, et le fou rire partagé, nerveux mais libérateur, à la réception des photos hideuses de nos cartes d'identité. Au commandement de l'officier à bord, nous séparons nos batteries des téléphones portables avant de descendre. Les échos de tirs lointains résonnent dans la nuit, l'air est frais. Je souris, sans vraiment savoir pourquoi.

"Gauche, droite, gauche... Gauche, droite, gauche... Au commandement de son officier, la section 3 s'immobilisera en formation. Garde à vous!"

Nous sommes levées à 4h, bien avant les premières lueurs de l'aube. Il bruine dehors, le ciel est encore gris. En 3 minutes, nous attendons nos officiers en formation au garde à vous, en uniforme "Aleph", celui que nous portons en dehors des bases. Et puis, 4 minutes plus tard, de retour en uniforme "Beth" - celui que les soldats portent sur le terrain - nous recevons nos premières instructions. En 7 minutes, en ligne, visages fermés, nous nettoyons, remontons et vérifions nos armes. Les ordres pleuvent, nous répétons les mêmes tâches jusqu'à ne plus dépasser systématiquement le laps de temps accordé. Les jours ne se divisent plus en heures mais en secondes et minutes, notre rapport au temps se modifie, s'aiguise peu à peu. 

Le fusil que je porte en bandoulière ne me quitte plus depuis le troisième jour de notre arrivée à la base. "Le métal doit faire corps avec vous!" - nous tance notre officier - " A partir de maintenant, il vous est interdit de vous en séparer. Quiconque s'en défait est bon pour la cour martiale!". Je hausse les épaules, persuadée qu'il faut une dose certaine d'irresponsabilité pour égarer une arme semi-automatique. Erreur... Le M-16 que j'osais à peine regarder les premières heures devient ici un banal objet quotidien. Nous courrons avec. Nous mangeons avec. Nous dormons avec. Nous nous douchons avec nos armes à portée de main. Nous rampons avec, sous une pluie fine qui nettoie le sable et s'insinue entre les fils du tissus de nos tentes. Sous un préau, nous détaillons la physique des trajectoires, les mécanismes de son fonctionnement. 

La nuit tombée, à l'abri du regard d'un officier de garde, je couvre avec Noah la distance qui nous sépare du lieu de notre dernière manoeuvre pour y récupérer son M-16 abandonné par inadvertance avant l'extinction des feux. En rampant dans les brindilles pour mieux camoufler nos ombres, il m'apparaît soudain que mon arme à moi est restée à son tour dans la tente, oubliée bien au chaud dans les plis de mon sac de couchage... Plus question d'attendre le départ de l'officier, nous sommes dehors, sans armes, après le couvre-feu! Je traverse à tâtons les tentes de notre section pour subrepticement retourner la chercher avant de couper à travers ronces me tapir dans les buissons, aux aguets pendant que Noah avance vers son arme. Nous détalons à toute vitesse nous glisser sous nos draps pour enfin y sombrer dans quelques heures d'un profond sommeil.

"Au commandement de l'officier, tirez les 5 premières cartouches en direction de la cible jaune. N'oubliez pas, vos armes sont chargées! Interdiction de quitter vos positions avant d'en avoir reçu l'ordre."

Je descend les manches de mon uniforme, enfile la veste de terrain, ajuste le casque. Il est plutôt lourd, plus que je n'aurais pensé. Et c'était Noël le weekend dernier, il faudrait envoyer des voeux aux copains. Je fixe mon regard sur la cible. Dans un enchaînement d'ordres tant répétés qu'ils en sont devenus automatiques, je sens mon corps tomber à plat-ventre, le contact de ma peau à travers le tissu sur le béton humide. Les oreilles protégées par un bouchon de mousse isolante, je n'entends plus que mon propre souffle, concentrée sur les vibrations légères d'une feuille jaune dans le vent. A 45 degrés avec la cible, j'insère le premier chargeur, colle ma joue à la crosse, stabilise l'angle de tir. Une main sur mon épaule, je presse machinalement la détente. La douille s'échappe encore brûlante, arrachée à son coeur incandescent. Le sourd bruit d'explosion est suivi par une onde de choc qui secoue tout mon corps. J'ai tiré. 

Alors que les rayons d'un soleil couchant embrasent les coins de ciel entre les nuages, je retire le chargeur vidé. 

Demain, je serais dans le train pour Tel Aviv, puis pour Jérusalem. Mon papa est arrivé en Israël pour me voir, je sors exceptionnellement pour shabbat. En 1973, il était là, juste ici, dans le même uniforme vert olive, dans cette même base. Les conflits d'aujourd'hui ont les mêmes acteurs, une génération plus tard. Ceux d'alors espéraient surement être les derniers. Le M-16 négligemment coincé dans le dos, perchée sur un container de matelas, j'hume l'air du soir, rêvant déjà aux deux jours de liberté qui s'annoncent...  

* "Ken HaMefakedet!", le titre de ce post est la phrase la plus répétée lors de ces premières semaines d'entraînement: "Oui, mon commandant!"
 

19 déc. 2010

"Comment tu te sens?"

  
Le compte à rebours a commencé. L'ordre de mobilisation trône toujours aimanté à la porte d'entrée, préservé du désordre des préparatifs alors que mon sac gît explosé sur les tomettes de l'appartement entre les piles de rechange pour la lampe torche, une écharpe vert khaki et une pile de tee-shirt blancs. Dans la voiture vendredi, les copains se moquaient de mon manque de stress apparent et s'acharnaient à détailler les pires heures de leurs périodes d'entrainement militaire. Ces derniers jours, chacun semble s'obliger à ajouter son grain de sel avant la question inévitable:

- "Bon, comment tu te sens, alors?"
- "Bien. Enfin je crois."

L'entrée à l'armée est un rite de passage. Tous participent, transmettent un peu de leur surplus d'équipement, se laissent aller à quelques conseils de vieux guerriers, s'inquiètent de mon sort. La tension s'insinue, s'installe avec les heures qui passent. Et pourtant...

Je suis en total accord avec moi-même. "C'est un luxe qu'ont peu de gens", me dit Tzouki dans la soirée. Chaque chose a son prix. 

J'ai grandi protégée des déchirements de l'Orient agité, dans l'immense espoir du processus de paix. J'ai aussi grandi dans un monde où les bus explosent à Jérusalem et les synagogues brulent parfois à Paris. J'ai grandi devant les images des maisons bombardées à Gaza, des enfants embrigadés par le Hamas, des mères de terroristes triomphantes et des chars de Tsahal au Sud Liban. Aujourd'hui, les missiles tombent sur Sderot, demain peut-être sur Tel Aviv. Je ne m'imaginais pas un jour faire partie du tableau, mais notre liberté n'est pas gratuite. 

Aussi éculé qu'il paraisse aux oreilles européennes, le concept d'Etat-Nation n'est pas moribond. Plus que jamais s'impose la nécessité de défendre la légitimité de l'existence d'Israël en tant qu'Etat Juif et démocratique. La constitution du peuple juif en nation incarne non seulement son seul espoir de survie, mais surtout son renouveau. Et, plus que jamais peut-être, apparaît l'étendue des sacrifices - aussi difficiles que nécessaires - pour parvenir à la paix. Notre génération fait face à ces défis, cette responsabilité est notre. 

Comme tous les jeunes israéliens de mon âge - et plus jeunes - avant moi, je deviendrais soldate lundi matin. Ce blog continuera à fonctionner, pour un temps au rythme des permissions. Bien peu comprendront vraiment, la plupart des copains à l'étranger se demandent d'ailleurs toujours pourquoi. "In the end, it's not the years in your life that count. It's the life in your years.¹" disait Abraham Lincoln. Je compte sur une longue vie bien remplie. En attendant, certaines choses méritent qu'on se batte en leur nom.

1. "Au final, ce n'est pas le nombre d'année d'une vie qui compte, mais bien la vie menée durant ces années."

6 déc. 2010

"Il n'y a plus le feu sur le Carmel"

 
C'est Hanouka! Pendant 8 jours, on vend des toupies partout, les vendeurs ambulants de beignets à la confiture font recettes, les enfants sont en vacances, et les familles se réunissent au coucher du soleil pour allumer ensemble les lampes d'huile de leur Hanoukia. Selon la tradition, elles sont placées devant les fenêtres, et les maisons de Jérusalem scintillent dans le soir - qui tombe fort tôt! - à la lumière vacillante de petites bougies. 

Lorsque j'allume la radio jeudi, je comprends immédiatement qu'il se passe quelque chose de grave. Sur les ondes, plus de chants enfantins comme à l'habitude, mais un air classique et tout de suite un flash d'information. Il y a le feu sur le Carmel. Un bus de soldats a été englouti par les flammes. On compte presque 40 morts. Les ambulances sur le terrain travaillent dans des conditions dantesque. Il n'y a plus de matière anti-feu pour les pompiers. Il n'y a pas non plus assez de pompiers d'ailleurs, leur camions sont trop vieux et trop peu nombreux. La sécheresse est telle que toute la forêt s'est embrasée. Nous ne possédons aucun avion Canadair, il faut faire appel à l'aide internationale. Une zone immense a été évacuée, et le brasier progresse, incontrôlé, vers Haïfa. 

J'éteins. Dans la rue les gens s'arrêtent quelques minutes, s'amassent devant les télévisions des épiceries, visages fermés, inexpressifs.

Israël, vu du ciel par un satellite de la NASA vendredi 3 décembre. Les flammes ont dévoré Ein Hod, Ussefiya, Ein H'oud, Nir Etzion, Tirat HaCarmel, Beit Oren, et le quartier de Denia à Haïfa. Alors que s'achemine l'aide internationale, le pays entier retient son souffle à chaque communiqué des pompiers. Sur le campus de l'université de Haïfa, l'armée a installé un commandement commun avec Magen David Adom et les pompiers: c'est la première fois depuis la deuxième Guerre du Liban, en 2006.
 
***

De la voiture qui roule vers Haïfa dimanche au petit matin, nous apercevons les avions de la sécurité civile française qui remontent sur le brasier. Au fur et à mesure que nous approchons du Nord, l'odeur de feu se fait plus prégnante, l'air se charge de fumée. Samedi soir, le nord du pays brûlait toujours. En pleine nuit, j'ai reçu le message d'Ilan - juste à temps pour extirper un uniforme du dessous de la valise. 

"Nous montons demain rejoindre les forces de Magen David Adom dans la tente du commandement central, départ de Jérusalem à l'aube".


Je parle avec Oren Avitan, qui a pris en charge l'organisation des secours pour Magen David Adom aux premières heures du feu. Prévenu par un coup de téléphone du centre d'appel, il était déjà sur le terrain lorsqu'un journaliste lui montre les images d'un bus de soldats encerclé par les flammes sur la route en contrebas. Trop tard. Impossible de traverser le mur de feu qui les sépare. Dans le jargon urgentiste local, la scène est déclarée comme "Aran" - un évènement catastrophique dont les victimes sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont connues de tous, comme Ahuva Tomer, chef de la police de Haïfa, première femme à obtenir un poste de commande de ce niveau en Israël. Les ambulances affluent de toute la région en quelques minutes mais il ne reste plus personne à sauver. Il n'y a aucun survivant. 

Dans la tente de commande de Magen David Adom dimanche, les communiqués affluent encore. Le centre d'appel suit les dernières forces en bordure de la zone brulée, où les pompiers sont toujours à l'oeuvre. Toutes les quelques minutes, les avions des forces internationales chargés d'eau nous survolent pour lâcher leur nuage de pluie chimique au dessus des derniers foyers. Sur le terrain, des pompiers sud-africains venus en renforts se joignent aux camions locaux. 

Dans la tente qui ne traite plus que des blessures superficielles des soldats et pompiers qui reviennent du site en contrebas, je discute avec un des pompiers français arrivé dans la nuit de vendredi. Ils sont étonnés, me dit-il, de la différence des moyens de Magen David Adom et des pompiers locaux. "Ils sont sous la responsabilité des collectivités locales alors que nous sommes indépendants" - mais il a raison, l'impréparation générale a surpris tout le monde. Je traduis pendant qu'il échange avec un responsable militaire en charge des populations civiles. Derrière nous, le téléphone du centre d'appel sonne et apporte les dernières nouvelles d'autres foyers, enfin éteints.

Dans la tente du commandement central, sur le campus évacué de l'université de Haïfa. Les volontaires d'Afrique du Sud s'organisent avec Yoni Yagodovsky, le responsable de la branche internationale de Magen David Adom. Derrière eux, le central se concentre sur les appels provenant de la zone incendiée.

Les ambulances sont concentrées sur le parking de l'université, en alerte, mais il n'y a plus d'actions sur le terrain. La zone est entièrement évacuée, sous commandement militaire. Michael Abu, un des premiers secouristes à accéder aux blessés jeudi me montre les collines noircies à perte de vue. Au dessus de nos têtes, les avions passent, et repassent. Il était de garde à Nesher, dans l'une des communautés du Carmel, très près du kibbutz Beit Oren. Lorsqu'il me décrit la montée, il s'arrête toutes les quelques minutes, comme pour reprendre son souffle. "La route était en feu, les odeurs et la fumée envahissaient complètement l'ambulance. Nous savions que les blessés étaient en situation critique avant même d'arriver." - pas le temps de rester sur place, il évacue immédiatement Ahuva Tomer, dans un état désespéré, avant de retourner à Beit Oren, aider l'armée à vider les villages des environs.

Dimanche soir, la fumée se dissipe peu à peu, reste l'odeur. Nous quittons la tente à la nuit tombée, de retour vers le quartier général de Magen David Adom à Tel Aviv, puis Jérusalem. J'ouvre la fenêtre, l'air continental des collines est frais, comme purifiant. Au petit matin lundi, un bruit incongru me réveille. Il pleut, enfin. Le brasier est maitrisé. Pour la première fois en quelques jours, la radio a de bonnes nouvelles. "Je répète, il n'y a plus le feu sur le Carmel", annonce le présentateur.

21 nov. 2010

"Jérusalem? Par la Bika'a!"

 
Il n'a toujours pas plu cette année, pas une petite goutte d'eau. Alors que le bus dépasse le checkpoint, je contemple les dunes de cailloux dénudées. Les camps de quelques familles bédouines bordent la route dès la sortie des faubourgs de Jérusalem, leurs enfants courent pieds nus derrière des chèvres en quête du moindre arbrisseau. Un panneau signale la jonction vers Ma'ale Adumim, puis Jéricho. Devant l'une des lignes de mosaïques qui indiquent le niveau de la mer, deux touristes prennent la pose et se font prendre en photo sur un chameau. Premier arrêt. Nous bifurquons sur la route 90, dite "Kvish haBika'a": de là, la voie trace son sillon entre les implantations, serpente entre les monts de Judée, dessert les arrêts improbables d'un paysage désertique, poursuit le long de la ligne de frontière avec la Jordanie et ouvre un trajet direct, même si parfois plus risqué, vers le nord du pays et le Golan. 
 
Sous les rayons du soleil d'automne, la vallée du Jourdain est émouvante de majesté. Mon téléphone vibre, l'opérateur téléphonique me souhaite la bienvenue en Jordanie. Puis un bon retour en Israël. Puis de nouveau au tournant suivant. Et encore à celui d'après. A chaque fois, j'aperçois les panneaux solaires qui alimentent les détecteurs de mouvements le long de la route frontalière. Deux rangées de barbelés séparées par quelques mètres de no man's land, et un chemin de poussière soigneusement ratissé par les pisteurs de l'armée. De quoi ne laisser aucune chance à une tentative d'infiltration. Certains vieux bunkers éventrés, derniers vestiges visibles d'un conflit passé, ont été couverts de graffitis revendicatifs par des colons. L'un d'entre eux sert de station, on y lit en lettres rageuses: "Jugez les criminels d'Oslo!" -  des gamins montent, le long de leurs sacs à dos pendent des franges oranges, le signe des opposants à l'évacuation de Gaza.
 
Enfin, le checkpoint dépassé, nous sortons des territoires palestiniens. Les champs des kibboutz Tirat Tsvi et Sde Eliyahu apparaissent, bientôt suivis par ceux d'Ein Anatsiv¹. "Il y a des passagers pour le kibboutz?" - les mains s'agitent. Le conducteur lève les yeux, balaye le bus du regard et ouvre la porte arrière. Le vent chaud s'engouffre, fouette mon visage. Je saute sur la voie, hèle en courant un tracteur qui remonte vers la palissade et m'installe entre deux caisses de dates à l'arrière pour quelques centaines de mètres. De la salle à manger collective, je poursuis entre les jardins ombragés, retrouve la synagogue, dépasse l'école avant de me repérer grâce à l'antenne de l'abri anti-aérien. J'ai oublié les fleurs dans le bus, mais Lolo m'accueille tout sourire et se moque même de mon air embêté.
 
Je pose des questions, sans relâche. Avant de répondre elle me redit à chaque fois qu'elle perd la tête, mais il n'en est rien. Elle insiste sur l'importance du socialisme, et des valeurs du kibboutz sur la société israélienne, on en vient à débattre sur les rumeurs de gel des constructions en Cisjordanie avec les voisins de notre table dans la salle à manger commune. Après l'office religieux du vendredi soir, tout le kibboutz y est rassemblé, on mange, on prie, on chante, on parle. 

"A Beit Shean c'était la misère... Nous, nous n'étions pas bien riches, mais eux, ils n'avaient rien. Pas même une idéologie. "

Elle raconte son travail d'assistante sociale à Beit Shean, ville pudiquement dite "de développement", longtemps sinistrée, envahie successivement des rescapés d'Europe, des réfugiés des pays arabes, des échappés de Russie, puis d'Ethiopie. Elle décrit l'écart immense avec le kibboutz, tout entier engagé dans le développement de l'industrie balbutiante du pays, prêt à des sacrifices immenses pour assurer sa survie. On évoque la stupeur à l'annonce du début de la guerre de Kippour² et la cassure idéologique définitive avec l'URSS qui arme alors les nations arabes, la peur de la débâcle et les angoisses des membres du kibboutz qui sentent dans l'air l'odeur de la folie humaine à laquelle ils croyaient s'être arrachés. Rien ne la prédestinait à cette vie, elle insiste. Ses parents étaient bien venus en Palestine en 1936 mais avaient renoncé à s'y installer. Son frère s'y était établi. Mais quand Strasbourg avait été évacuée en 1940, c'était tout naturellement qu'il s'était porté volontaire pour rejoindre l'armée Française. 

"Nous étions Juifs, ça oui! Mais Français! Vous n'avez pas connu ça, vous savez depuis petits que vous aurez toujours Israël. Nous, nous en rêvions! Mais en attendant il fallait bien défendre notre droit à vivre!"

Alors que la famille fuyait vers la zone libre, il avait été fait prisonnier par les Allemands. Et elle, sous un faux nom, avait rejoint l'Armée Secrète et un réseau organisé clandestinement par l'OSE par lequel elle exfiltrait des enfants vers la Suisse ou la Palestine. Ils n'étaient pas surs de ce qui se passait à l'Est, simplement que personne n'en revenait. J'écoute dans la lumière vacillante des bougies qui se consument ces histoires de caches et de poursuites, je retiens mon souffle quand elle évoque à mi-mots la prison et sa libération miraculeuse, et je souris quand elle persiste à affirmer qu'elle n'a presque rien fait. 

La nuit tombe samedi soir, le kibboutz sort de sa torpeur assoupie. Depuis l'arrêt d'autobus sur la route 90, j'observe les lumières de la Jordanie qui scintillent dans le lointain des collines. Les premiers palmiers de l'enceinte du kibboutz Ein Anatsiv¹ se distinguent vaguement dans la pénombre, les silhouettes émergent de la nuit noire, traversent la voie rapide pour s'abriter derrière les blocs de béton. Je tiens les pages qui s'envolent d'un bouquin de Bettelheim sur l'éducation collectiviste des enfants du kibboutz, laisse ma pensée vagabonder tandis que mes cheveux se battent avec le sable et le vent. C'est le 20 novembre, et dans un mois, je serais soldate. 

"Jérusalem? Par la Bika'a! On a une place, grimpe!"

Je monte avec deux garçons du kibboutz, de nouveau la route, mais de nuit, pas question de s'arrêter. La soirée bat son plein quand nous arrivons à Jérusalem, tous les adolescents de la ville semblent s'être donnés rendez-vous sur les trottoirs de la rue Emek Refaïm. Les enseignes clignotent. Les vendeurs de glaces font fortune. On prend un café, au bord d'une terrasse bondée. Les discussions glissent de nouveau sur les options du gouvernement face aux demandes de gel des colonies. Ils sont contre. Moi je suis pour. Devant nous, deux filles blondes feuillettent un prospectus sur l'aliyah des jeunes, et les opportunités d'oulpan au kibboutz... 
 
1. Ein Anatsiv - je vous en parlais déjà dans les pages de ce blog, c'est un kibboutz religieux aux abords de la ville de Beit Shean. Quand à Lolo, dont parle ce post, il faut lire le récit du voyage au kibboutz de décembre dernier pour en savoir plus.
2. Guerre de Kippour - la guerre commencée le jour du jeûne de Yom Kippour en 1973 par l'Egypte et la Syrie, soutenues par l'URSS. Profitant d'une supériorité numérique écrasante, les armées arabes avancèrent plusieurs jours avant que Tsahal ne reprenne le dessus au prix de pertes catastrophiques. L'impréparation de la nation à l'attaque imminente fit tomber le gouvernement de Golda Meir.

9 nov. 2010

"Il faut toujours faire des réserves"

  
Je n'avais pas du tout prêté l'oreille quand la radio ressassait au petit matin le mot pénurie. Erreur. J'ai beau repasser en revue les produits réfrigérés du supermarché, impossible de trouver le beurre. Encore une fois. "Mais c'est comme ça partout..." - l'employée que je questionne sur l'approvisionnement des rayons me regarde presque interloquée. Non, non, je ne veux pas de sa toute petite plaquette de margarine importée de Normandie à grands frais. Elle peut continuer à trôner seule entre deux présentoirs vides, où est le beurre?! 

Une vieille dame regarde la discussion avec amusement. Elle me surveille d'un regard en coin alors que la cliente à quelques pas interrompt sa contemplation des pots de yaourts aux fruits pour s'interposer dans la conversation et apporter à son tour une explication, bientôt coupée par la famille qui compare les oeufs sur le présentoir voisin. La bactérie manque. Foutaises, c'est la demande de lait qui est trop grande. Et puis il y aurait eu une grève chez Tnuva, la marque nationale. A moins que l'opération ne fasse partie d'un vaste complot de nos ennemis pour saper le moral des citoyens. 

Pas de gateau ce soir donc, on testera le four un autre jour. "Apprends Boubelé¹" - la vieille, encore plus voutée qu'elle n'apparaissait au début, agite son doigt tremblant et me tance dans un Hébreu déformé par un accent d'Europe de l'Est - "Il faut toujours faire des réserves, on ne sait jamais". A tout hasard, je rajoute un pot de cottage dans le panier...

1. Boubelé: mot tendre en Yiddish, qui signifie littéralement "petite poupée".
 

1 nov. 2010

"Place des Rois d'Israël"

 
Il faudrait dire qu'il n'y a pas de camp à la paix. Mais personne ne semble avoir le courage. Ou l'envie. Samedi, derrière chacun des hommes politiques, intellectuels et journalistes qui l'un après l'autre s'adressaient à la foule, le portrait immense de Rabin frémissait et ses rides de plastique ondulaient sous la brise légère de Tel Aviv.

Shimon Peres parle à une foule très jeune, assemblée sous les panneaux des organisations de gauche et des mouvements de jeunesses socialistes.

Comme chaque année, les gens se rendaient samedi au même endroit, serrés devant une scène où les discours se succèdent et continuent, encore et encore, se gargarisent de formules politiques, attaquent les gouvernements, fustigent l'indifférence, transforment et s'approprient chacun à leur tour l'héritage d'un homme devenu symbole. Avant c'était la Place des Rois d'Israël. Désormais on l'appelle Place Rabin. 

C'était il y a quinze ans, et depuis tout a changé. Seules les chansons sont restées les mêmes. La réalité est tout autre, d'ailleurs ceux qui remplissaient la place ce soir terrible, ont oublié d'y venir cette année. Il manque une génération. L'assemblée est dominée par les chemises bleues des gamins des mouvements de jeunesse socialistes. Alors déjà, nous étions petits - et eux, probablement pas nés. Quelques vieux, cheveux grisonnants, intellectuels, évidemment laïques, se mêlent aux nombreux étudiants. Pas une kippa. Pas une famille. L'héritage de Rabin est bien lourd à porter. L'homme était multiple, complexe: héros militaire, figure politique légendaire, adulé et honni, architecte du processus. Un premier ministre qui avait une vision, qui parlait peu et pensait beaucoup. Sa fin tragique a fait de lui un martyr, trop souvent accaparé par des partis de gauche moribonds. 

On aurait rêvé d'une cérémonie sans politique, où chacun puisse se chercher et se reconnaître. Il aurait fallu dire, qu'il n'y a pas de camp à la démocratie. Personne n'en a eu le courage. Sur les dalles sombres de l'ancienne Place des Rois d'Israël, la plaie est toujours béante. L'autre Israël n'est pas venu, nous ne sommes qu'une toute petite moitié. Et pourtant cette nuit de novembre 1995, c'était aussi leur premier ministre qui a été assassiné - de deux balles dans le dos.

L'an dernier aussi, je vous parlais de l'assassinat d'Yitzhak Rabin. La date était différente car les commémorations suivent le calendrier hébraïque.
 

22 oct. 2010

"Date d'entrée: 20 décembre"

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Sur un mur du sud du quartier Florentine, entre deux portes de garage rouillées.
 Pour mieux voir toutes les photos en grand, cliquez dessus!
 
Les usines de bois crachent leur poussière de suie, l'odeur du bois coupé flotte au gré du vent marin de Tel Aviv, se mêle à l'arôme subtil des clémentines dorées par les rayons d'automne. Passé les derniers klaxons, le silence des ruelles artisanales du sud de Florentine n'est entrecoupé que du bruit des scies. Les murs prennent vie. Tags, collages, graffitis et pochoirs envahissent peu à peu chaque pouce d'espace, les façades de crépit se remplissent de couleurs vives, de dessins facétieux et de contrepèteries provocatrices. 
 
 
Dans les ruelles  aux abords des ateliers des artisans de bois, près du port Jaffa.
 
Ma mobilisation est repoussée à fin décembre. D'ici là, patience! Personne semble ne pouvoir répondre à une liste de questions toujours plus longue. Dans une réunion organisée par le centre Michael Levine pour les Soldats Seuls, je découvre l'ampleur des démarches à entreprendre pour obtenir les aides accordées par les différentes administrations aux mobilisés sans famille dans le pays. Mais impossible - évidemment! - d'avancer quoi que ce soit avant l'entrée à l'armée. 

En attendant, les vacances s'éternisent. Assez pour profiter encore un peu du sable brulant au pied des vagues tout en contemplant très sérieusement l'opportunité d'un cours de surf sur l'année. 

 
On parle de ce blog sur la toile! C'est ici, sur le blog d'Astrid, une prof de Français installée au Mexique. Et puis sur le blog du voyageur du moteur de recherche Liligo, , pour une virée détaillée aux alentours de Jérusalem et dans le nord du pays!


14 oct. 2010

"Une et indivisible"

 
Si le nom de Jérusalem en Hébreu utilise la sonorité propre à la forme grammaticale du duel, c'est peut-être parce qu'elle est toujours insaisissable, comme si même une fois arpentée, apprivoisée, restait toujours une moitié mystérieuse, surprenante d'inconnu. "Yeroushalayim" - un nom double, comme celui qui désigne les yeux. Un mois à Paris aurait presque su faire oublier: notre conflit est partout, tellement intégré, qu'il n'est plus évident nulle part. 
 
Alors que les discussions de comptoir vont bon train sur l'intransigeance de notre gouvernement face aux demandes américaines de gel des implantations à Jérusalem et le refus des Palestiniens à reconnaître la judéité du pays, de nouveaux autocollants couvrent les voitures tandis que les vieux sont recyclés. On colle à nouveau des slogans politiques sur les arrêts de bus, des programmes entiers contenus dans une phrase courte, assez évocatrice pour signifier toute une politique.
 
Vus sur les voitures et panneaux de Jérusalem cette semaine: à gauche, distribués par Shalom Arshav, "les (vrais) sionistes ne colonisent pas"; à droite, "Hebron, depuis toujours et pour toujours".
 
Mais de quelle dualité parle-t-on? Et de quelle unité? La tradition juive imagine la ville comme une cité double, construite d'une partie terrestre et d'une autre céleste, loin des convoitises et conflits humains. Le slogan même des soutiens de son indivisibilité - "Yéroushalayim A'hat!" - porte en lui une contradiction linguistique. Tout en proclamant l'unité de la ville, il admet sa dualité, ne serait-ce qu'étymologiquement. Entre ville moderne et vieille ville, partie arabe et moitié occidentale, chacun participant à une situation inextricable, les contrastes semblent à eux seuls définir l'espace urbain. D'aucuns disent que Jérusalem rend fou. Elle en bouscule plus d'un de son charme fascinant, de sa lumière particulière, de ses opposés souvent complémentaires.
  
Perchés sur le toit de l'Hospice autrichien, au coeur de la vieille ville, j'explique à des amis de passage l'étrange phénomène des réservoirs d'eau. Les firmes israéliennes les recouvrent d'un revêtement blanc, tandis que les marques arabes laissent apparent le métal de couleur noire. Ainsi, profitant de la vue donnant sur les quatre parties de la vieille ville, il est possible de mesurer combien les populations sont mélangées, parfois malgré elles, dans l'enchevêtrement de constructions d'une vieille ville presque entièrement absorbée dans la contemplation de sa propre sainteté.

Les environs de la Via Dolorosa, depuis l'Hospice autrichien à quelques pas du couvent de l'Ecce Homo...

Et pourtant, rien ne serait moins aisé que de conclure que la division de la ville est naturelle. Le nom même de la ville est sujet à controverse, rajoutant un degré au paradoxe. Ainsi, faut-il lire plutôt "Yeroushalayim", qui littéralement pourrait se décomposer pour signifier double héritage, ou héritage de paix? Ou bien "Yeroushalem", tel que le fait l'Hébreu biblique, dont le sens alors diffère significativement? Entre le mot paix ("shalom") et le mot complet ("shalem") il n'y a en Hébreu qu'une voyelle de différence. Pour Jérusalem, il s'agira à moyen terme d'un choix aussi crucial que chargé de sens. 

2 sept. 2010

"Quand même, ils exagèrent"

              
Dans la cohue des vacanciers à l'aéroport Ben Gourion, j'ai trouvé la file de sécurité pour l'enregistrement de mon vol, "c'est celle avec l'agent bronzé" a dit le préposé aux passeports avec un geste un peu dédaigneux, un éclat de jalousie fugace dans ses yeux océaniques. Trois petites questions, sortie du passeport israélien, dubitatif trois minutes devant les autorisations de sorties octroyées par l'armée, et verdict. "Directement au check-in". Les papiers d'une famille française dans la queue sont déjà entre ses mains, et moi je dépasse tranquillement ces gens attroupés entre une machine qui analyse le contenu de leur valise et les comptoirs du contrôle avancé.

Des lignes d'attentes pour l'enregistrement d'Air France, un petit garçon observe le hall du haut d'un charriot surchargé. "Papa, papa! Regarde des soldats américains!", l'US Air Force a du router une compagnie par Israël. Ils sourient, saluent tous ces mômes qui se sont précipités pour regarder, ébahis de les voir passer sur leur retour d'Irak. Deux scouts français s'entretiennent des chances du processus de paix qui reprend. "Rhhôôo, quand même, ils exagèrent..." - les familles bronzées extirpent leurs affaires du contrôle de sécurité, se narrent les péripéties aussi à l'arrivée, comparent les questions des agents, les prix des billets. Leurs ados se promènent fièrement avec des plaquettes à leur nom autour du cou, comme nos soldats. "C'est dur de partir", me dit une des mères à la vue de mon passeport, sans vraiment s'imaginer ce que voudrait dire rester. 
 
"PNC aux portes, armement des toboggans, vérification de la porte opposée"
 
Israël est un pays, c'est aussi un état d'esprit. Les vacances arrivent enfin, je retrouve la famille, les copains. Et pourtant déjà dans l'avion, un étrange sentiment m'étreint. Un pressentiment du fossé qui se creuse. Je suis l'information qu'ils regardent, déversée, transformée, formatée pour le journal télévisé. Je réponds aux questions sur la future troisième guerre du Liban, le réacteur iranien, le moral des soldats, l'emprise religieuse, l'inculture des laïques, les expulsions de travailleurs clandestins, les tractations pour Gilad Shalit comme si c'était moi qui les menait. Et toujours, la même interrogation qui revient. "Mais pourquoi, pourquoi tu habites là-bas?" - parce qu'il m'est inconcevable d'être ailleurs.
 
 
Ce blog et son auteur se délocalisent à Paris pour le mois de septembre! 
 

25 août 2010

"Au nouveau musée d'Israël"

 
Dans la file d'attente, une mère s'adresse en Anglais à des gamins dont les apartés sont en Hébreu, et qui soudain répondent à leur père dans un Russe parfait. Devant eux, des ados français en vacances, extirpés pour l'occasion par leurs parents des plages de Netanya, regardent incrédules la caissière d'origine éthiopienne qui ne les comprend pas. Un étudiant de Heidelberg me décrit en Allemand une exposition à Berlin où avaient étés exposés les fameux manuscrits de la mer Morte, et son désarroi de l'avoir alors manquée. Je souris et lui raconte, à grand renfort de signes et dans une langue émaillée d'Hébreu, m'y être justement trouvée. On rit de la coincidence. 
 
Dans le gigantesque sablier chromé qui trône devant le bâtiment de l'Art Moderne, les petites maisons blanches des collines environnantes se reflètent à l'envers. Enfin munis de billets, on contemple ce monde inversé, engourdis par l'air si sec qu'il en devient étouffant. Après 3 ans de travaux, le Musée d'Israël rouvre ses portes! 
 
Ses collections révèlent des surprises parfois incongrues, parfois dérangeantes, parfois émouvantes: une table champêtre sur une feuille de bois qui semble respirer sous l'oeil des passants, ou le cube de lumière grillagé d'une artiste palestinienne installée à Londres, une collection pléthorique (la première au monde!) d'oeuvres du mouvement Dada et des peintres surréalistes, une sculpture colossale d'un adolescent noir ("The Boy from South Tel Aviv") réfugié à Tel Aviv, ou encore une structure ("Space that sees"), cachée dans le jardin inachevé du musée, dont les jeux de lumière interpellent sur la place du visiteur dans cet espace sinon vide... L'aile réservée à l'art israélien reflète à son tour les contrastes d'une société toujours en mouvement. Je m'arrête devant une tapisserie tissée comme une vue aérienne du village de Nahalal, puis entre quelques affiches de propagande socialiste militariste des années 30, et reste interdite devant une photo d'Adi Nes qui s'approprie la vision classique de la Cène en y plaçant des soldats en uniforme vert olive. 
 
Impossible d'espérer tout y voir, quand retentit la sonnerie de la fermeture, je n'ai pas encore mis les pieds dans la section d'art juif, ni exploré les trésors des salles d'archéologie, ni même entrevu les pièces consacrées aux autres cultures méditerranéennes. Il faudra revenir donc, et je remarque d'ailleurs en sortant que le musée est gratuit pour les soldats. Je monte dans un bus vers le campus de Givat Ram, un dernier aller-retour pour y rendre les bouquins de biochimie empruntés avant les examens. Encore quelques semaines, le temps d'un passage éclair à Paris, et la page sera pour un moment tournée...
 


15 août 2010

"Destination Ailleurs"



Mardi, j'intervenais sur RTL pour l'émission estivale Destination Ailleurs qui évoquait Israël. C'était en direct, à 16 heures locales, et vous pouvez maintenant retrouver l'émission sur son site


  
Vous y apprendrez, au passage, que s'ouvre à Eilat le festival de Jazz de la mer Rouge, qu'on mange ici des falafels, que le nouveau musée d'Israël à Jérusalem est splendide, qu'on vit heureux, malgré l'insécurité parfois, et surtout qu'il y a bien autre chose à y voir que ce que le journal télévisé vous en a dit... 


12 août 2010

"Pluie de météores..."

  
Sans le vent qui secoue le télescope et fouette nos visages de son sable poussiéreux, l'instant serait presque parfait. J'ajuste la lentille, assez pour entrapercevoir les anneaux de Saturne tandis que le soir tombe, pendant que les autres s'acharnent à éteindre un lampadaire perdu, seul relique civilisée dans ces collines désertées. Entre les hauteurs, quelques lointaines lumières dansent dans l'obscurité - celles d'une colonie juive, d'une ville palestinienne peut-être, à moins qu'elles ne soient déjà jordaniennes. Qu'importe. Le noir s'épaissit, apparait peu à peu la voie lactée qui laisse soudain filer une étoile, illuminer le ciel un court instant, puis une autre. La première nuit perséide commence. 

Une myriade d'étoile semble éclairer une nuit sans lune. La pluie de météores annoncée est une légère bruine. Allongée à même le sol sur des nattes tissées, je laisse mon esprit vagabonder entre les constellations, oublie peu à peu les échos des paroles qui m'entourent, et les grattements des touffes d'herbe drue jaunie par la sécheresse. La décision est prise, c'est la bonne. Tout n'est plus qu'une question de semaines. Je rentre dans l'armée pour deux ans, probablement plus tôt qu'initialement prévu. Mon champ de bataille sera celui des idées. 
 
Je repasse dans ma tête les événements de ces derniers jours, les discussions nocturnes sans fin avec les copains, les cousins, et ma maman, justement de passage à Jérusalem. La tension accumulée s'échappe par vagues dans les bourrasques de vent frais. Je m'imagine en uniforme vert olive dans les rues de Tel Aviv, apprivoise doucement ce sentiment d'appréhension légère mêlée d'excitation. 
  

5 août 2010

"Tu crois qu'il y aura la guerre?"

 
"Tu crois qu'il y aura une guerre?" - nos volontaires étaient inquiets, on l'aurait été à moins. La frontière nord s'est embrasée mardi, lorsque des soldats libanais, brisant le fragile cessez-le-feu, ont tiré sur une force de l'armée qui opérait du coté israélien de la Ligne bleue¹ et tué un officier. Assez pour encore alimenter les prédictions pessimistes des experts auto-proclamés et laisser les discussions ces derniers jours tourner invariablement à la dissertation géopolitique. On s'interroge entre copains, non plus pour savoir si une guerre aura lieu, mais quand. L'ambiance à Jérusalem ressemble un peu à son climat. Chaud et lourd. 

1. Ligne bleue - une ligne tracée en 2000 par l'ONU après le retrait israélien du sud Liban. Elle sert de démarcation entre les deux pays, le long de laquelle patrouille la FINUL.
  

23 juil. 2010

"Tu te rappelles?"

  
Il y avait Arie, de retour de Hongrie. Et puis Daniel, fraîchement revenu de Toronto. Et puis Talya, arrivée du Michigan. Ilan de Montréal, Nic qui repart bientôt à Londres, Nik qui atterrissait justement de Suède, Danny attendu à Amsterdam dans quelques jours, et aussi Dafna qui s'est déjà envolée vers New York. Nous étions presque 300 hier, anciens et nouveaux volontaires du programme international de Magen David Adom. 
  
  
Depuis 1995 et la visite à Jérusalem d'un groupe minuscule d'étudiants de McGill formés par la Croix Rouge canadienne, que de chemin parcouru! Le programme a grandi, évolué jusqu'à devenir un des moteurs de l'aliyah des jeunes étudiants juifs nord-américains, puis du monde entier. 
   
Ils rejoignent un microcosme de gens de tous horizons, une bande aussi soudée qu'éclectique, dont les journées commencent à l'aube dans le mélange des odeurs de la cigarette de ceux qui finissent leur garde et du café de ceux qui commencent. Un groupe soumis au pouvoir dictatorial du beeper, dont les membres, lorsqu'ils parviennent à se hisser entre les badauds face au vendeur de falafel lors d'une garde, s'enfuient généralement en courant vers l'ambulance garée en triple-file quelques mètres plus loin avant de débouler, sirène hurlantes, dans les ruelles à sens unique et les boulevards embouteillés. L'ambiance festive des retrouvailles cachait presque l'occasion sombre de la cérémonie. Comme beaucoup de programmes en Israël, celui des volontaires internationaux de Magen David Adom porte le nom d'un de ses fondateurs, mort trop jeune en uniforme.
  
On finit par décider de descendre plonger à Eilat entre instructeurs. Mais après les exams. Ceux qui ont déjà fini s'en vont dès le soir à Ein Gedi, y enseigner le prochain cours. Ils chargent une cargaison de défibrillateurs, minerves, pansements et brancards dans le bus qui les attend et klaxonne. Sur le chemin du retour, en uniforme, je maudis cet examen de chimie la semaine prochaine, et le rattrapage du cours de macromolécules qui ne tardera pas à se confirmer. Je rentre dans une épicerie faire trois courses. Le patron me dévisage étonné, avant de s'adresser au gamin qui se morfond à la caisse. "Pour elle, c'est gratuit, si, gratuit".
  
Je me retourne. "Tu te rappelles maintenant?" - et moi de fouiller chaque recoin de ma mémoire sans trouver aucune piste. Il se souvient de mes lunettes, et d'une équipe arrivée un jeudi soir que son fils adolescent avait bu avec des copains, et s'était effondré dans les escaliers. Impossible de m'en souvenir, comme beaucoup d'appels. Mais j'y gagne un bâton glacé au citron, et ce sourire gêné qui perdure alors que je marche vers l'immeuble des résidences...
  

3 juil. 2010

"Layla Lavan à Tel Aviv"

 
Un gamin émerge victorieux des vagues entre deux fanions jaunes, tient à bouts de bras devant lui une masse visqueuse transparente, dégoulinante d'eau salée. Comme tous les ans, les méduses envahissent les plages dans les semaines qui mènent au jeûne de Tisha Be'Av. L'été bat enfin son plein. Dans la fournaise des villes côtières, l'air porte une odeur de crème solaire. Les températures continuent de grimper, les affaires des vendeurs de glaces ambulants sont florissantes, la sécheresse s'installe, les touristes déferlent, les copains de l'étranger reviennent de Toronto, Budapest, Londres, Leiden ou Adis Ababa. Mais pour les étudiants locaux, le stress est à son comble. La période des examens a débuté, les délices du fichage systématique des lectures et de la génétique clinique se savoureront jusqu'à début aout.
 
Jeudi, après un crochet matinal à Tel Hashomer¹, je décide sur un coup de tête de rejoindre Nic et les nouveaux volontaires internationaux de Magen David Adom sur le sable brulant de Tel Aviv. Affalés sur des chaises en plastique rouge, nous échafaudons des plans complexes pour parvenir à nous retrouver dans la foule qui ne tardera pas à s'amasser dans les rues du centre pour la nuit blanche - "Layla Lavan à Tel Aviv!" proclament les prospectus jetés négligemment près des douches au sortir de la plage.
 
Et ils ont raison. Quelques heures plus tard, la foule fourmille sur l'avenue Rothshild, les galleries et musées grouillent de monde, le centre Français attire les curieux et tout Tel Aviv semble s'être donné rendez-vous pour descendre Allenby dans une ambiance familiale très détendue, vers la plage et le port où le très célèbre Gidi Gov se produit en plein air. De Yaffo à Ramat Aviv, les flots dansent avec les passants au rythme d'un swing endiablé. Et pourtant, il semblerait presque que rien de spécial ne se passe. La sécurité est discrète, Jérusalem semble un lointain souvenir. On est dehors, simplement assis sur une extrémité de trottoir, partie prenante d'un décor surréaliste, entre la démesure des tours et les immeubles vétustes. Sous un palmier, sirotant un shake de chocolat glacé, occupés à regarder Tel Aviv qui s'amuse sans soucis, on serait prêt, un peu ébahis quand même, à lui accorder son surnom de ville "qui ne dort jamais". 
 
Vendredi commence tard. Plus que quelques heures avant le dernier bus pour Jérusalem, nous profitons d'une table à l'ombre dans une cabane à humus au bord de nulle part. Une assiette de piments forts, de poids chiches concassés et de tehina, une coupelle d'olives amères, quelques oeufs durs, des tomates et une limonade glacée. La discussion s'amorce sur les derniers appels des volontaires de Tel Aviv, leurs dernières gardes et l'effarante situation du quartier de la nouvelle station centrale, devenue avec les années une véritable cour des miracles, où se pressent dealers, voyageurs, soldats, passeurs et trafiquants de chair. Prises d'assaut par des réfugiés soudanais sans statut et quelques milliers de travailleurs illégaux, ses ruelles se transforment à la tombée de la nuit en de sordides coupe-gorges dont les immeubles abritent bordels et marchands de sommeil. Garde après garde, les ambulances reviennent aux mêmes adresses, dans ces foyers détruits par la misère et la drogue, affronter les mêmes yeux de ces gosses sans avenir, sans pays, sans espoir.
 
On finit la pita, se promet de se retrouver jeudi pour la fin de la marche pour Gilad Shalit à Jérusalem, organisons les trajets en bus de chacun avant de se séparer pour shabbat, un à un dévoilés par une discussion presque banale mais toujours à vif. Une vision particulière de ce pays nous unit surement, à la fois idéaliste et désabusée. Je traverse la station centrale vers la plateforme du bus 405, fondue parmi les anonymes qui grimpent dans un bus climatisé.

1. Tel Hashomer - centre vital de la paperasserie militaire, la base abrite également le centre de recrutement militaire par lequel passent tous les nouveaux conscrits le jour de leur entrée à l'armée.
  

26 juin 2010

"Ils reviendront vers leurs frontières"


Accablés par une chaleur caniculaire, les étudiants de l'Université Hébraïque se trainaient cette semaine d'un bus aéré à une bibliothèque conditionnée, en minimisant surtout le temps passé au dehors. Sous la douce caresse d'un vent estival, la ville retrouve enfin la fraîcheur de ses nuits. Jeudi soir, en contrebas des murailles grises de la vieille ville, on se presse dans l'antique bassin du Sultan entre les gradins, petit pull à la main pour les plus prévoyants, ou depuis les balcons de l'église qui nous surplombe, pour quelques nones mélomanes. Sous les cieux étoilés, s'élève le chant rauque d'une flute orientale. L'hyperpopulaire Projet Idan Raichel entre en scène.
 
Les trompettes jazz soulèvent joyeusement un chant traditionnel éthiopien, les notes d'une clarinette klezmer s'infusent de poésie arabe, se fondent entre les sonorités du dialecte yéménite et celles d'un psaume en hébreu biblique, avant de retrouver les sons plus typiques de la musique pop. Au gré des paroles, les langues s'allient et se délient, réunies dans un son unique, incroyablement riche et surtout résolument israélien, englobant dans ses inspirations les dédales culturels d'une société aussi plurielle que fragmentée. 

Il est courant que les artistes dédient une chanson à Gilad Shalit lors de leurs concerts, mais celui-là était un peu particulier. Quatre ans déjà, jour pour jour. Nous avions entendu la nouvelle à la radio avec Raphaël, en vacances en Israël, un peu abasourdis, sans être surs d'avoir bien compris. C'était avant la guerre du Liban en 2006. Mickael Jackson était encore en vie, Barack Obama n'était qu'un sénateur inconnu de l'Illinois.  

"Ne laisse pas ta voix s'étrangler, ni couler une larme. La porte va s'ouvrir, il la franchira avec fracas, quand ils reviendront vers leurs frontières..."

Quatre ans complets ont passé depuis l'attaque du Hamas et l'enlèvement de Gilad en territoire israélien. Le blocus de Gaza est maintenant très largement levé, mais les négociations sont au point mort. Tel est le poids de l'échec: 71% des Israéliens se déclarent aujourd'hui prêts à libérer des terroristes en vue d'un échange. Le dilemne, pourtant, reste terrible (j'en parlais précédemment ici, et ). Isolé, loin de tout et paradoxalement si proche, se doute-t-il seulement que les gens ici se lèvent pour chanter à sa libération?



12 juin 2010

"A la recherche de la nouvelle star"


Je bosse au café vendredi et découvre avec soulagement les images de la gay pride lorsque la présentatrice annonce un flash-info spécial au milieu de l'après-midi. Sur les écrans de l'hôpital, des ballons, des bulles de savons, une fête de plage, et le drapeau israélien mêlé aux fanions arc-en-ciels... Dans les rues éclatantes de Tel Aviv ont défilé 100,000 personnes - 1.5% de la population du pays! - dans une ambiance aussi exubérante que déjantée. Religieux, laïques, juifs et arabes, homos et hétéros, une tranche de ville répondait à l'appel des associations et marchait aussi en mémoire de trois jeunes assassinés l'an dernier lors d'une attaque à l'arme automatique contre un centre d'ados rue Shenkin¹.

Dehors, Jérusalem s'enfonce déjà dans une caractéristique torpeur langoureuse. Les quelques chats aventureux du campus s'extraient de leurs coins ombragés, s'étirent sous un ciel bleu profond avant de se lancer en quête d'une proie. Les passants se pressent, sortent des derniers magasins qui ferment, hèlent un taxi aux prix rehaussés par l'absence de transports urbains. Je plaide ma cause à l'un d'entre eux, un vieux conducteur arabe, qui finit par accepter de me déposer chez moi en ne m'arnaquant que d'une somme symbolique. Seulement parce que "Zinédine Zidane, c'est un Français quand même..." - d'ailleurs il a une photo de lui dans la voiture, retenue par un trombone déformé contre une croix en bois d'olivier.

Le Mondial a commencé, dans l'indifférence générale. En 2008, les bars de Jérusalem explosaient de joie à chaque but de la Turquie contre l'Allemagne mais nous manquons un peu de nations amies à soutenir semble-t-il. Et puis, de toute façon, le foot est en compétition avec la nouvelle saison de "Koh'av Nolad", la version locale de la star academy.

Contre toute attente, c'est de là que vient la surprise de la soirée. Parmi les concurrents insipides, il y a une jeune fille un peu timide qui parle avec un fort accent arabe, qui vient d'un tout petit village dans le nord, et qui chante en hébreu. Quand elle choisit d'interpréter "Hatishma koli" (Entends ma voix), une chanson associée par tous ici au désastre de la navette Columbia et à la disparition d'Ilan Ramon, et d'y ajouter ses propres sonorités orientales, elle s'approprie soudain un morceau d'israélianitude concentré. Elle est très émue, le public et les juges aussi. Une jeune arabe pourrait bien être la "nouvelle star" d'Israël à la fin de cette saison. Une vrai bouffée d'air. Ces derniers temps, Moyen Orient commençait à trop rimer avec Moyen Age...

1. Shenkin - c'est LA rue de Tel Aviv. Ou plutôt la rue des années 90/2000 dans "la bulle", le surnom, affectueux (ou grinçant selon les sujets) donné par les Israéliens au coeur de Tel Aviv. Devenue le symbole de la gauche bohème, elle est au centre du film "The Bubble" d'Eytan Fox, à voir si ce n'est pas déjà fait!