28 sept. 2012

"C'est un pays normal"

 
Le temps d'une nuit et d'une journée, le pays tout entier s'est calmé, replié sur lui-même. L'espace aérien national a fermé, les radios et télévisions ont cessé d'émettre, les autoroutes se sont vidées. On a écouté Jérusalem devenue silencieuse, comme apaisée. Et puis, alors que la nuit remplaçait le jour, une longue sonnerie de shofar est parvenue d'entre les collines, dérangeant à peine le contenu du silence. Kippour a fini. 

Place à Soukkot

Sur les terrasses toujours ensoleillées des cafés dans Jérusalem on a dressé cette semaine des cabanes éphémères¹ - en souvenir des cahutes des tribus d'Israël en pleine traversée du désert. Les moissons sont en cours dans les campagnes, on annonce le Yoré pour les semaines à venir: une première pluie saisonnière pour casser la sécheresse, avant les récoltes d'automnes. Dans les jardins publics et partout à l'Est, on cueille déjà les olives pour une première pression d'huile pure avant que les fruits ne se gonflent d'eau. Et au shouk Makhane Yehouda à l'Ouest, l'automne annonce le retour des courgettes, fenouils, patates douces, aubergines, racines en tout genres, et même des topinambours - que les israéliens appellent bizarrement "artichaut hiérosolymitain".

Après deux jours de trempage, on a ouvert chaque olive encore un peu verte d'un coup de couteau, 
préparé un bain de sel, et on tente: citrons, petits piments du jardin, genièvre, laurier, thym et romarin... 
Verdict dans un mois! Les conseils avisés sont les bienvenus.

La maison vit dans une ambiance de changement, au rythme des départs et des installations. On s'échange les clefs. Yam et Efraïm sont partis voyager. Gal est sur le retour, juste à temps pour la reprise des cours - "après les fêtes". Les cartons de Nadav sont à peine ouverts. Shira nous est encore presque inconnue. L'année nouvelle est entamée mais n'en finit plus de commencer... 

Dans la cuisine toujours très peuplée, nouveaux et anciens se croisent au rythme des passages de chacun. Les chats qui prolifèrent dans le jardin jettent sur nos passages chargés de meubles un regard fugace, et feignent un feulement fatigué lorsque nos apéritifs dérangent leurs félines siestes. On parle de Jérusalem, entre paroxysme du conflit et havre de création culturelle hébraïque underground, des copains qui construisent un "kibboutz artistique et éphémère" sur un terrain abandonné dans un quartier excentré ou de ce nouveau bar du centre-ville qui propose une fête de "fin du monde" tous les jeudis en attendant la guerre nucléaire. Une amie d'Efi de passage en Israël nous pose franchement la question, vit-on dans un pays "normal"?

Ici la forme de la kippa des garçons trahit leur appartenance idéologique, le passage à l'heure d'hiver au tout début d'automne déclenche des manifestations massives contre le pouvoir politique démesuré des religieux orthodoxes, et quand la plupart des français s'inquiète du pouvoir d'achat une majorité d'israéliens questionnent l'existence continue de l'état en cas de conflit avec l'Iran. Ici la ligne s'allonge à la poste parce que le fonctionnaire du seul guichet ouvert s'est absenté pour prier, le conducteur du bus cause un embouteillage monstre en stoppant en pleine rue pour acheter du pain avant shabbat avec l'approbation générale des voyageurs, qui sursautent tous au son d'un pneu éclaté par la chaleur et soufflent tous d'être en vie pour en rire. 

A Jérusalem, les touristes s'étonnent souvent "de ces armes partout" au grand étonnement des locaux qui ne les voient pas du tout. Et puis ici, l'Est, défiant toute logique, est aussi au sud et au nord, ligne verte oblige! Un repas entre copains permet au passage de vérifier que, non, personne n'a été récupérer les masques à gaz, et donc que oui, en cas de conflit chimique, "c'est la fin!" - et d'en rire sincèrement. D'ailleurs, on ne sait pas où est l'abri le plus proche - et on met bien sur un point d'honneur à ne pas vérifier. 

Jérusalem n'est pas Sarajevo, loin s'en faut. Serait-ce donc Paris, New York, ou même Berlin? Certainement pas. Et pourtant, à peine les contes de sa mythologie urbaine se sont-ils teintés de l'anormalité de sa normalité. La vie ici, comme partout, est faite de hasards comiques et tragiques, et de beaucoup de moments d'entre-deux. 

Et pourtant. Il y a une semaine, trois terroristes bardés d'explosifs ont tué ce même garçon religieux, un peu timide avec des lunettes de travers, entraperçu en zone militaire à la frontière égyptienne un mois plus tôt. "C'est peut-être la différence", dit quelqu'un entre deux bouchées d'un gâteau à tous les fruits perdus de la maison, "ici, demain n'est pas forcément un autre jour." Et Yam, engloutissant la fin du dessert d'une très (très) grande bouchée, dans son demi-sourire presque pitre: "Faut profiter!"

1. Soukkot est une des trois fêtes majeurs du Judaïsme, durant laquelle s'effectuait à l'époque du temple un pèlerinage vers Jérusalem. Soukkot célèbre l'assistance divine reçu par les tribus d'Israël dans le désert à la sortie d'Egypte, et pendant huit jours, les juifs religieux prennent tous leurs repas dans une cabane - la soukka.

17 sept. 2012

"Une bonne et douce année"

 
L'été s'estompe à Jérusalem, la ville semble hésiter encore entre sempiternelle fournaise estivale et douce brise d'automne. L'été a filé, fugace. Peu à peu, les feuilles chatoyantes des bougainvilliers - fushia, rouge, ou orange - s'étiolent dans les jardins. La nature amorce son changement, Israël à son tour ralentit, le pays s'absorbe dans la torpeur de la "période des fêtes". 

Rosh HaShana, d'abord, le nouvel an juif. Entre les collines de Jérusalem retentissait aujourd'hui le son rauque, animal, du shofar¹ soufflé dans les petites synagogues de quartier. Mais l'année ne commence pas encore vraiment: suivent justement ces fameuses "fêtes" et avec elles la promesse de semaines à peine travaillées, presque entièrement consacrées à réunir la tribu autour de pantagruéliques agapes. 

Et quand le soleil se couche sur l'an 5772 du calendrier juif, l'année commence donc par un repas...

L'Hébreu est une langue-concept, où chaque famille de mot est dérivée d'une même racine et où les sonorités permettent par le jeu de mots un subtil jeu de sens. S'ensuit un rituel un peu païen, où la racine du mot "épinard" rime avec "bouter" et le souhait de voir nos ennemis repoussés hors de portée de nuire. On mange les mots - une miette de tête de poisson pour poursuivre en avant l'année nouvelle, une bouchée de petit pain rond et sucré pour une année sereine. Grenades, loukoums et sésame, quartiers de pommes au miel, confitures acidulées, tout est bon pourvu que cette année soit plus douce!

Où sommes-nous en cette fin 5772, et que seront nous dans un an? Pour le Jerusalem Post, l'an passé aura été celui où tout s'est "presque" passé. L'état palestinien aura presque été déclaré par l'ONU, presque. En Israël, des élections ont presque eu lieu, le mouvement social qui avait soulevé tant d'espoir a presque été synonyme de changement, le pays a presque gagné une médaille aux jeux olympiques, le régime génocidaire syrien est presque tombé, la guerre avec l'Iran a presque été déclarée... 

Mais Gilad Shalit, lui, est enfin rentré chez lui cette année! Et dans la tourmente d'un monde arabe en changement, la situation ici est calme, étonnamment stable. Le pays traverse la crise mondiale avec le plus bas niveau de chômage de son histoire. La croissance économique est positive. Pour la première fois le nombre de Juifs en Israël dépasse celui de la diaspora, nous sommes aujourd'hui presque huit millions. Qui l'eût cru? Les pionniers du petit Etat juif osaient certainement à peine le rêver.

Alors qu'importent les nouvelles alarmistes. Qu'importent les émeutes dans les capitales voisines, la suspension des vols de Tel Aviv au Caire et les tensions d'un Sinaï toujours plus instable, le compte à rebours avant l'Iran nucléaire, les distributions de masques à gaz généralisées, la mort annoncée des accords d'Oslo, l'irrationalité des politiques locales, les gesticulations internationales et les prédictions de conflits chimiques... 

S'il est un peu présomptueux de nous souhaiter une année de paix, espérons qu'elle soit du moins apaisée. Et au dessert, quelques figues bien mûres et une lampée d'alcool de mirabelle doivent certainement aider. Shana tova²!


1. Shofar: lors de la fête de Rosh HaShana, une corne de bélier - le shofar - est sonnée durant l'office religieux, plutôt solennel, et invite la communauté à l'introspection. L'instrument symbolise ce passage du nouvel an, et la fête est aussi appellée "Yom Terouah" - le jour de la sonnerie!

2. Bonne année!