29 mars 2011

"Un peu de douceur"

 
Le printemps s'installe à Jérusalem, les températures montent. Sur les étals du shouk Makhane Yehuda, les épices sont bradées. La fête de Pessah' approche. Pendant huit jour, la ville moderne fera disparaître toute trace de pain levé, jusqu'à la moindre petite miette tombée peut-être entre les mailles d'un sac en tissu, perdue parmi les graines de coriandre, le cumin, l'anis ou le paprika. Les vendeurs haranguent les passants, marchandent leur prix, pressés d'écouler leur stock avant le renouvellement annuel. 
 
Les racines de gingembre frais s'amoncellent sur les échoppes, entre des pyramides de petits agrumes ronds et les cartons de nèfles acidulés. "Goûte! Du miel, tu verras." - me presse un des marchands. Et d'ajouter, philosophe - "un peu de douceur ne nous ferait pas de mal..."

 
A l'entrée de l'allée centrale, la sécurité est renforcée. La police est déployée, très présente. Jérusalem vit encore les retombées de l'attentat. De nouveau, mon oreille s'aiguise, localise immédiatement toute sirène qui viendrait s'ajouter aux bruits courants de la ville. Impossible de ne pas y repenser en grimpant le matin dans un bus en direction de la station centrale. Sur les fenêtres des transports publics, un autocollant jaune recommande aux usagers la prudence. 
 
Pourtant, la ville a connu ce vendredi son premier marathon international. Des milliers de coureurs ont traversé les artères principales, filé à toute allure à travers les allées pavées de la vieille ville pour déboucher dans les rues du centre ville. Sur le parvis de la Porte de Jaffa, au pied des murailles de la cité antique, les hiérosolymitains dégustent cette semaine du fromage et du vin. Une vraie patinoire est installée sur la place de la mairie, à quelques pas du centre culturel français, et les enfants font la queue pour y louer des patins à la tombée du soir. La ville vit, insolemment! 
 
Durant la semaine dernière, vous avez été nombreux - lecteurs réguliers et inconnus - à m'écrire, à partager autour de vous, recommander à d'autres sites ou à reposter mon post précédent. Il est notamment accessible sur d'autres blogs, a été publié par un journal français, et lu à la radio en Belgique. Sur le site de Magen David Adom, une version modifiée en anglais et en hébreu à été diffusée. A mon tour de vous remercier de votre soutien.

24 mars 2011

"Un attentat?!"

  
Je préparais, entre deux trajets vers Beer Sheva et les bases du sud du pays, un post très différent. Un récit de trois jours de vie sauvage dans le cratère Ramon, la sécheresse, les tentes, le désert, la nature brute, les guitares au coin du feu, et le sable qui partout s'insinue. Ce blog, souvent, ne s'attache pas aux détails du réel. Au contraire, il veut transmettre des ressentis, des impressions qui accolées une à une tente de refléter le quotidien d'un Israël différent, loin des communiqués laconiques des agences de presse, loin de la politique de ce conflit qui imprègne partout notre quotidien. C'est certainement une des raisons qui rend la description des évènements d'hier après-midi difficile. L'actualité parfois nous rattrape, et alors, il faut agir. Agir vite, sans hésiter.

***
 

Mercredi, milieu d'après-midi, je sors de notre bureau à Jérusalem, en direction de la station centrale à quelques pas. A la jonction, le tramway me dépasse, flambant neuf. C'est la période d'essai, dans quelques mois les premiers passagers pourront enfin l'emprunter pour traverser un centre-ville entièrement rénové. Il a plu le matin, il fait frais - de façon inhabituelle pour la saison.

Boum.

Le bruit violent me secoue, le sol tremble. Le vent percute les passants, puis tout se tait. Dans la rue les gens se regardent, stupéfaits. "Un attentat? Tu sais si c'est un attentat? C'est une bombe!?" - aucune idée. J'entends les sirènes qui déjà hurlent dans le lointain, se rapprochent. Les vitres de l'autobus à ont volé en éclats, des secouristes convergent vers la scène où des corps jonchent la chaussée. Un soldat émerge du bus soufflé par l'explosion, annonce qu'il n'y a pas de morts restés à l'intérieur, demande aux civils de s'en éloigner.

Je m'arrête face au premier blessé que j'aperçois, allongé sur le bitume. La bombe était bourrée de petites pièces de métal, pour mieux tuer. Les éclats lui ont transpercé le cou, et ouvert l'abdomen. Une jeune fille maintient une pression sur ses blessures, recouvre son bras déchiqueté par l'explosion d'un manteau. "Je sais ce que je fais" me dit-elle, "il y en a d'autres". Je lève les yeux et croise ceux familier d'Aryeh, puis d'autres. Les secours arrivent, je récupère des gants distribué par un étudiant infirmier qui attendait l'autobus.

Sur le bord du trottoir, des enfants sont assis, le regard hagard. La plupart des blessés sont légers, en état de choc, couverts de sang. A l'arrêt d'autobus, des passants tentent de réanimer une femme âgée. "Elle n'a pas de pouls!", je commence un massage cardiaque, à même le trottoir. Un secouriste tente d'ouvrir une voie d'air, un autre vérifie que l'efficacité des compression, cherche un pouls artificiel. Chacun semble soudain connecté, les instants s'enchaînent dans un sourd ballet chaotique au rythme des sirènes, des hauts parleurs et des cris. A l'ordre d'un paramédic, j'interromps le traitement, le temps de la transférer sur un brancard. Il faut évacuer, une rumeur évoque une possible deuxième explosion, la police déplace son cordon. Un autre secouriste me remplace, nos regards se croisent. Elle n'a presque aucune chance de s'en sortir.

Je cherche Aryeh dans la cohue et m'arrête devant un jeune garçon, ultra-orthodoxe, assis sur la route. "Tu es blessé?" - il hésite, non, tout va bien, enfin si, mais pas vraiment. Il arrivait juste à l'arrêt d'autobus quand la bombe a explosé. Son dos lui fait mal, il me répète les mêmes phrases, encore et encore, me demande pourquoi. Pourquoi? Il veut passer un coup de téléphone, je lui tend mon portable. Il n'y a pas de réseau. Pour empêcher la détonation d'une charge à distance, la police brouille les communications. Un chauffeur de taxi se propose, le hisse dans sa voiture pour l'emmener à l'hôpital, lui promet de le ramener chez lui après si tout va bien.

La zone est en travaux, on y construit la nouvelle gare de train de Jérusalem, en sous-sol. Des arbres séparent les deux cotés du trottoir, plantés de part et d'autre d'un passage piéton. A même la terre, un des blessés grièvement brûlé, s'est enflammé et telle une torche humaine a couru loin du bus, pris de panique, avant de s'effondrer. Aryeh et plusieurs autres secouristes vérifient ses membres, cherchent l'origine du sang sur ses vêtements. Il vivra. Nous le déplaçons sur une planche rigide, pour l'évacuer au plus vite sans risquer d'abîmer sa colonne vertébrale. Je lève la tête. Le soleil pointe entre les feuilles, les gens se poussent pour apporter leur aide, offrent de l'eau, se prêtent les téléphones portables militaires qui eux fonctionnent, s'étreignent, se consolent.

En quelques minutes seulement, tous les blessés graves sont évacués. Mes officiers émergent de la foule, inquiets. L'explosion a fait vibrer tout notre bâtiment, ils sont partis à notre recherche, venus mesurer à leur tour l'étendue du désastre. Les échos des journalistes étrangers qui rapportent en direct les évènements ne parlent pas de morts, j'entretiens l'espoir que la vieille dame a survécu. Une heure plus tard, les communiqués se précisent, le nombre des blessés augmente. La radio militaire confirme son décès. Depuis notre bureau, nous entendons le va-et-vient des sirènes, le bourdonnement qui doucement s'éteint. La télévision annonce son cortège de catastrophe, rajoute qu'un missile Grad est tombé à Ashdod, une roquette Katyusha à Beer Sheva. Dans le sud les habitants se calfeutrent dans les abris, les écoles et universités suspendent les classes.

A la tombée de la nuit, j'émerge du bâtiment. La pluie a lavé les pavés, l'air humide est frais. Les camions, surmontés des antennes satellites des radios, sont garés sur le trottoir. Je m'arrête à la même jonction, et le tramway me dépasse. Les piétons traversent, dans une apparente nonchalance, feignant d'oublier ces instants dramatiques, à peine quelques heures plus tôt. Les arrêts d'autobus sont pleins. Plus aucune trace de la terreur de l'après midi. Je souris. Il n'ont pas réussi à nous faire peur, la vie continue.



5 mars 2011

"Voulez-vous passer la ligne verte?"



C'est le GPS qui pose la question, en route vers l'implantation de Qedar, au sud de Maale Adoumim. Dehors Jérusalem semble enfin libérée de sa froidure hivernale. Le désert est vert, les dernières pluies auront suffit à faire fleurir les monts de Judée, d'habitude râblés par la sécheresse. Les chèvres des bédouins broutent les touffes d'une herbe éphémère sur la crête des collines. Dans l'air doux du petit matin, chemises en coton et shorts, nous lestons nos sacs de copieuses réserves d'eau. 

Aux abords du chemin, un berger laisse paître son troupeau. Sur les bords de la piste, le désert est fleuri. 
(Pour voir les photos en plus grande taille, cliquez dessus)

Nous voilà partis pour 20km de marche sur la piste poussiéreuse qui nous mène aux creux des ravins, au delà des étendues vides de cailloux de la vallée du Kidron, dont la quiétude absolue n'est troublée que par les aboiements sporadiques des chiens des villages bédouins dont les enfants descendent observer l'étranger sous le regard veilleur des femmes, dissimulées par leurs amples vêtements et voiles noirs. A califourchon sur son âne, un cavalier téméraire nous suit quelques centaines de mètres, réajuste un keffieh bleu turquoise avant de rebrousser chemin vers les baraques de tôle en contrebas. Pas de route, pas d'électricité. Pas d'eau courante. Mon téléphone ne capte plus aucun réseau. 
 
Il faut traverser la rivière sur un pont de fortune. Ses flots polluées tourbillonnent et charrient sacs plastiques et eaux usées, loin des campements d'une population à peine sédentarisée, vers les filtres en aval, avant que le Kidron ne se jette dans la mer Morte. Le ravin se creuse, suit l'ouverture béante d'une faille entre les arêtes pierreuses, découvre les cavernes cachées dans les courbes de chaque mont rocailleux. Les circonvolutions de la piste nous portent vers les hauteurs, jusqu'à déboucher enfin sur un premier point de vue. Accroché au roc, le monastère St-Sabbas des moines grecs-orthodoxes se dresse à flanc de montagne, baigné par les rayons d'un soleil insolent.


Le vieux moine Sabbas (dont le nom est dérivé du mot hébreu "sabba" pour "grand-père") vivait en ermite dans les grottes de la Palestine byzantine, avant d'être nommé archimandrite¹ des monastères de Judée, et de codifier le premier rite monastique destiné aux églises de byzantines, le Typikon de Jérusalem. Dans son couvent - aujourd'hui le plus vieux cloître habité au monde - un groupe de moines grecs veille jalousement sur ses traditions, enfermé dans un monastère dont les femmes sont soigneusement tenues à l'écart, servis par les fils des familles de bédouins des environs. 
 
Sur une crête à proximité, un arabe palestinien scrute le lointain, protégé par une ombrelle. Le regard se perd dans les rondeurs verdoyantes, le vent agite les branches torturées des oliviers, il est temps de repartir.
 
 
De nouveau, il faut gravir les montées, dégringoler des escaliers creusés dans la pierre, s'aventurer sur un pont de bois peu stable, traverser les plateaux, conquérir les sommets. Sous les caresses d'une brise printanière, nous laissons les paysages presque irréels de nature apaisée derrière nous. Demain, retour à l'armée.


  1 - Archimandrite: un terme grec, propre à l'église byzantine, donné pour honorer un moine supérieur, responsable de plusieurs monastères.