20 déc. 2012

"Même les débuts ont une fin"

  
"Même les débuts ont une fin!" - les mots se sont formés dans mon sourire, alors qu'une soldate me tend les ciseaux pour couper ma carte d'identité militaire.
 
Quitter l'armée est une aventure à affronter armée d'un formulaire que chaque base qui fut un jour responsable de moi doit signer. Autant résumer, c'est une vraie quête d'identité dans le système administratif de Tsahal! J'ai écumé les étages de bâtiments déserts, fait un aller-retour entre deux bases-mères et une annexe presque abandonnée, signé les papiers où un texte en toute petite police précise que je suis réserviste jusqu'en 2025, trimballé mon gros sac khaki chargé de tout mon matériel militaire, tempêté devant un ordinateur récalcitrant à imprimer une dernière autorisation de sortie... et puis, d'un seul coup, le poids des responsabilités s'est levé, et dans un soupir de soulagement j'ai réalisé. Cette fois-ci, Tsahal c'est fini, j'me mets au vert!
 


Ma première période en Israël touche à sa fin. Un peu plus de trois ans après sa création, c'est aussi le centième post de ce blog. J'ai changé, et ces carnets aussi avec moi. Il ne s'agit plus de raconter le "petit pays complexe", mais de partager un vécu. Ce "presque normal", c'est aussi moi.
 
Par besoin, par obligation, mais aussi par choix, je n'ai jamais décrit ici les moments les plus difficiles, les défis les plus personnels de mon service militaire. Je n'ai même pas essayé de raconter les jours d'émeutes en Cisjordanie, ni l'absurdité d'une journée perdue à faciliter le passage d'une giraffe à un checkpoint. Je n'ai pas voulu parler de ces deux sorties en mer, à l'aveugle, à la poursuite d'une flottille "humanitaire" en direction de Gaza. Ni cette journée folle à la frontière syrienne, incrédules face à une foule civile se ruant sur un champ de mines. J'ai appris la violence des faits, et celle des mots pour les décrire.
 
"Tu as vu cette armée en marche. Tu sais, maintenant." - me dit mon commandant en m'accompagnant une dernière fois vers la sortie de notre base. Si le livre qu'on pourrait écrire sur cette période qui s'achève n'est jamais publié, ce blog garde la trace de deux ans de l'expérience la plus passionnante, difficile et enrichissante de ma vie. Quelque part, ce blog constitue mon bien le plus cher.
 
Serait-ce tout? Loin de là! Il y a eu aussi ce sentiment d'appartenir à une caste différente, légèrement décalée du reste de la population, où chacun est responsable de tous. En deux ans, j'ai gagné une famille, presque aussi dysfonctionnelle que les vraies: entre fous-rires improbables, nuits blanches devant les ordinateurs d'une base isolée, ces matins où le journal raconte une situation vécue la veille et ces permissions où l'on préfère rester ensemble - même si certains ne rentreront de fait pas chez eux.
 
Il y a des guerres justes, il n'y en a pas de bonnes. Le dernier conflit a renforcé une conviction profonde: il n'y a pas de victoires joyeuses sauf peut-être celle d'éviter à la majorité de connaître la guerre, justement. Alors, il y a ces moments de fierté intense en rentrant d'une frontière vers Tel Aviv, à contempler l'insouciance d'une ville où s'ils le désirent les gens peuvent ignorer ce qui se trame à quelques dizaines de kilomètres de chez eux. C'est notre plus belle victoire.
 
Et maintenant? En avant les histoires!


23 nov. 2012

"Opération Pilier de défense"

 
Quelques lignes, certaines jetées sur un cahier à spirale au fur et à mesure, un récit et quelques anecdotes à chaud sur ma première guerre en uniforme. Après un passage en coup de vent à la maison jeudi soir - le temps d'une lessive, de dévorer tous les légumes de la maison, et d'un coup de fil aux parents - je suis de retour à l'armée.
 
On l'avait tant annoncée qu'on s'était persuadés qu'elle n'aurait en fait pas lieu. Maintes fois prédite, toujours repoussée, jusqu'à cette semaine. La guerre s'est insinuée dans les méandres du quotidien "presque normal" d'Israël. Ce même conflit qui s'étale sur les pages de vos journaux du matin, entre une photo sanglante et une publicité. Dix jours d'absurdité totale, au rythme des annonces: état d'urgence, mobilisation des réserves, négociations indirectes...

Mercredi - "Perle? Rappel immédiat, ça commence..."

Un téléphone me ramène brusquement à la réalité. Depuis une semaine, après nous être nous-même fait tirer dessus près de Gaza, nous savons la situation critique. Dimanche, les tirs sur le sud se sont intensifiés, ont fait craindre le pire. Mais rien. La liste des soldats blessés s'allonge, nous sommes depuis plusieurs semaines en alerte, dans les préparatifs d'une opération d'envergure. J'avais hésité et tergiversé, fini lundi par décider de rejoindre les copains en vacances dans le désert. Mais sur une colline désertique, en touillant un thé au goût feu de bois, la nouvelle me prend de court. J'ouvre la carte : dans deux heures on croisera une route, c'est parti...


 
Alors que je suis déjà dans un autobus vers la civilisation, Tomer et Yam reçoivent le même coup de fil sur une autre colline. Puis Dani, et Ron, et Lital. Et Dror aussi. Et tous les autres. Nous sommes tous rappelés, un par un. Entre les copains en service et les réservistes, on finit par presque ne plus connaître personne qui ne soit pas impliqué. On entend, entre les grésillements de la radio, nos politiques affirmer aux populations bombardées du sud d'Israël que l'armée est prête, forte, presque invincible. Qu'elle ramènera le calme. On les croit même. Jusqu'à se rendre compte qu'ils parlent de nous. Cette fois ci, Tsahal, c'est nous.
 

 Jeudi - "C'est quoi ce bruit...? Les sirènes hurlent à Tel Aviv!"
 
Tsahal a tué le chef des factions armées du Hamas, et lance l'opération Pilier de défense. Le sud est sous les roquettes. On conduit fenêtres ouvertes, en écoutant l'onde silencieuse, une fréquence radio vide pour prévenir la population civile des alertes à chaque tir de missile. Avec 15 secondes pour fuir, mieux vaut être certains d'entendre la sirène. Autour d'Erez, aux portes de Gaza, on est si proches que les hauts-parleurs préviennent souvent après le premier impact. On se rassure comme on peut, en se disant notamment que la plupart des roquettes tombent dans les champs - avant de se rappeler que c'est exactement là où s'amassent peu à peu nos forces, à portée de tir...





Près d'Erez, le seul point de passage ouvert entre Israël et Gaza. Le mur se transforme en barrière grillagée à quelques centaines de mètres, plaçant la route militaire à la merci des snipers du Hamas.


La population civile est terrée aux abris. Un gosse du coin m'explique à l'aube comment discerner au bruit le sifflement des tirs de mortiers du ronflement des roquettes. Dans le ciel les premiers laissent une trainée irrégulière, comme celle d'un ballon qui se dégonfle. Les déflagrations des batteries anti-aériennes sont assourdissantes, elles interceptent en vol les missiles les plus meurtriers, laissent après l'explosion un petit nuage qui se diffuse progressivement... Je croise un rabbin en panoplie de motard qui parlemente avec les soldats pour les faire prier, et finit par repartir sans succès.


Le ciel du sud, strié des trajectoires de roquettes et des interceptions du système anti-missile Dôme de Fer. 


Il y a des morts depuis le matin, chez nous comme chez eux. A Erez, le point de passage est ouvert. Les journalistes étrangers s'y pressent, les travailleurs internationaux aussi. "Où est-ce le plus sûr, à l'intérieur?" - j'évite la question. Aucune idée. Je me demande ce que "sûr" peut vouloir dire dans cette zone alors qu'une roquette éventre avec fracas la bergerie du kibboutz tout proche. Les avions de Tsahal nous survolent, suivis bientôt de nouveaux bruits d'explosion. Avec la tombée du soir, ça tire partout, sans arrêt. Les débris de béton et de métal volent. Des ambulances de notre côté mènent un étrange ballet lumineux, stationnées au sein du checkpoint militaire pour évacuer des blessés palestiniens vers nos hôpitaux.

On s'informe des derniers détails opérationnels auprès du quartier général de l'unité à Tel Aviv. Et puis, au téléphone, on se tait tous. Le bruit lancinant d'une sirène parvient du combiné. "Il y a une alerte à Tel Aviv!" - pour la première fois depuis la guerre du Golfe, la "bulle" est la cible de tirs. L'atmosphère est irréelle.
 
Vendredi - "Ils tirent sur Jérusalem!" 
 
On s'échange les clefs de la maison. Les copains mobilisés à Jérusalem qui prennent leurs gardes la nuit y dorment le jour. J'entrecroise parfois un de mes colocs. Ils étaient tous dans la même unité du renseignement spécialiste du nord - et épargnée par le rappel des réservistes. Ils continuent une vie presque normale, vont en cours à l'université même si leurs classes se sont partiellement vidées, sortent le soir pour tenter de penser à autre chose.
 

A Tel Aviv, les tirs continuent. Tsahal y déploie le Dôme de Fer, espérant sauver la ville des missiles. La municipalité annonce l'ouverture de tous les abris publics. Sur le Golan, Tsahal répond à des tirs de Syrie, une nouvelle fois. En roulant du sud vers Jérusalem, un coucher de soleil rose surprend par sa beauté brute. J'ai l'impression de rentrer vers un havre de sécurité, loin de la folie qui rage plus au sud et plus au centre.
 

"Il y a une alerte, où est l'abri? Mais non, c'est surement la sirène pour shabbat... Quoique c'est un son montant-descendant. Ils tirent sur Jérusalem!"
 
Stupeur. Il fallait oser. Le risque est énorme, non seulement de toucher la population arabe mais personne ne veut imaginer les conséquences si l'un des lieux saints était endommagé! Du deuxième sous-sol du centre de l'unité, au centre-ville de Jérusalem, on entend l'explosion sourde, lointaine.
 
Vendredi soir, très en retard, je passe chez Tzouki partager un repas de shabbat avant de retourner à l'armée. Le ton est déjà bien monté. Ils m'assaillent de questions auxquelles je n'ai aucune réponse. Oded pense refuser son ordre de réserve pour ne pas laisser sa femme et ses deux petits enfants derrière lui. Les parents grondent. "
Tu as des droits et des devoirs. Tu es mobilisé, tu y vas. Un point c'est tout..." - en attendant, Li-An, 5 ans, se glisse dans la chemise de mon uniforme. 

Lundi - "Tseva Adom - alerte rouge - à Ashdod. Silence... Ashdod, c'est nous!"
 
Les journées défilent, et avec chacune une longue litanie de catastrophes. Je vis avec trois téléphones qui sonnent sans interruption, on dort peu. Il y a plus d'une centaine de blessés en Israël, et quatre tués. A Gaza la liste des morts s'allonge : pour la plupart des terroristes, mais aussi des civils, aussi innocents que les nôtres. Dans le bus vers Jérusalem, des gamins font remonter vers les soldats tous leurs trésors de chocolat, bonbons et raisins secs. On écoute de la musique avec un seul écouteur, pour ne pas manquer une alerte. On se dit que pour eux on est prêt à tout.
 

Devant une batterie du système Dôme de Fer près d'Ashdod, des Israéliens bravent les alertes pour rôtir des steaks, nous conseillent de dormir un peu "dès que possible", filment les interceptions sur iPhone. Il semble qu'Israël vit au rythme des flashs info et d'une playlist du Idan Raichel Project, sur toutes les radios, interrompu par la douce voix d'une présentatrice qui annonce les villes visées.
 

La batterie du système anti-missile Dôme de Fer, près d'Ashdod. 
Avec plus de 420 interceptions en une semaine, le système est devenu le premier rempart des israéliens contre les tirs de roquettes...


La diplomatie est en marche, on évoque, incrédules, une possible trêve. "Il faut aller jusqu'au bout maintenant, ne lâchez-pas!" - nous hurle une mère de famille dont les enfants s'entassent dans une petite voiture en évacuant la ville. Au bout de quoi? Un jour, c'est vrai, nous n'aurons plus le choix, il faudra agir, ce sera de nouveau la guerre. La région a bien changé. Et si le but est de ramener le calme dans le sud, s'il est atteint autrement, peut-être pourra-t-on se passer d'une opération terrestre. Le Hamas aura gagné une bataille symbolique, nous aurons réussi à ne pas perdre celle de l'image. Nous aurons détruit leurs infrastructures militaires, ils lécheront leurs plaies. Tant que les tirs de roquettes cessent, nous aurons repoussé encore un peu le prochain épisode du conflit.

Mardi - "Peut-être demain..." 
 
Une roquette a explosé près d'une base improvisée plus au sud, où sont rassemblés des réservistes. Il y a un mort, tout le monde le sait. Quand la nouvelle finit par sortir, on apprend qu'il avait 18 ans, qu'il était soldat conscrit, qu'on porte le même uniforme. Entre vibrations soudaines, rumeurs d'un accord et démentis, bilans médiatiques, prédictions alarmistes et espoirs d'accalmie, je répond à un coup de fil de ma banque qui propose un plan épargne "
à des taux avantageux". J'essaie le téléphone de Yam qui sonne dans le vide, je l'imagine en haute mer quelque part au large de Gaza. 

Au sud de Tel Aviv, une roquette a frappé de plein fouet un bâtiment à Rishon LeTsiyon. C'est là que se trouve la branche locale d'IKEA en Israël. Il y a aussi des blessés. On se demande comment on pourrait arriver à un cessez-le-feu dans ces conditions. Les copains à Gaza ont reçu l'ordre de se tenir prêts à une opération terrestre, la tension pour eux est difficilement soutenable. On parle d'une potentielle accalmie dans la nuit...
 

Epuisés mais paradoxalement vraiment concentrés, on mène au sein de l'unité des conversations étrangement profondes, très politiques. Nous sommes au coeur de la machine d'Etat. On parle de ce pays, de notre avenir, de l'absurdité du sentiment de sécurité partagée quand nous sommes à l'armée - moins dehors - et de la tension qui crispe le pays. On se demande si la paix qu'on nous promettait petits n'est plus qu'un rêve des années 90, s'il y a vraiment encore de quoi espérer.
 

Mercredi - "Un bus a explosé au centre de Tel Aviv!" 
 
A la station essence près du kibboutz Yad Mordechai: les réservistes se pressent à la caisse de la supérette. Dernier bastion de civilisation avant le front, en zone militaire fermée, tout autour de la bande de Gaza. Ils sont gonflés à bloc, attendent les ordres, espèrent secrètement qu'ils ne viendront pas. J'y croise Ido, un peu perdu de vue depuis le début de mon service militaire, et l'équipage de son tank qui y font halte. "
J'ai vu Nitzan hier, tu te rappelles on était ensemble en première année? Il est avec une unité d'infirmiers plus bas vers Kissoufim."




Allers-retours, d'un checkpoint de l'armée qui interdit l'accès en zone militaire jusqu'à Erez, à 500 mètres, où transitent toujours les étrangers. Un groupe de photographes free-lance débarque caméra au poing, sacs à dos, cigarettes aux lèvres, écharpes de baroudeurs. Des touristes de guerre. Ils nous regardent comme des assassins, semblent tout droits sortis d'un trek en Inde, avant de s'engouffrer dans le point de passage. L'un d'entre eux jette un oeil furtif sur le béton explosé près de la route d'accès, demande si c'est un impact. J'opine, le voit esquisser un sourire compatissant et disparaître. Les bruits d'explosion continuent autour de nous, moins réguliers peut-être, mais toujours trop près.

Déjà en route vers le nord, un coup de téléphone du quartier général de l'unité nous intime de rentrer immédiatement alors que nous sortons d'Erez. Un autobus a explosé au centre-ville, il y a des blessés. J'envoie un SMS absurde pour rassurer mes parents - "ne vous inquiétez pas, je suis vers Gaza pas à Tel Aviv". Et pourtant dès la sortie de l'autoroute en arrivant, l'ambiance est électrique. L'attentat a frappé au coeur de la ville, la base-mère de Tsahal est très proche, toutes les rues sont bloquées. Les ambulances déboulent sirènes hurlantes, des hélicoptères quadrillent le ciel. Les terroristes se sont échappés, une chasse à l'homme commence.

Sans commentaire: lors de la conférence de presse qui annonce la trêve, la télévision nationale annonce que les sirènes fonctionnent dans le sud. Au moins 12 roquettes ont été tirées vers Israël depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu. 

Personne n'y croit, ni ne comprend pourquoi. Il nous faudra quelques heures pour souffler, être joyeux, presque exubérants à force de soulagement: nous avons signé un accord de cessez-le-feu. Et puis pour se mettre à réfléchir. La trêve tiendra-t-elle? Au moment où elle est annoncée, les sirènes retentissent dans le sud. Mais après quelques tirs sporadiques dans les heures qui suivent la mise en place de l'accord, le calme revient. Pour l'instant.

Dans la soirée, Tsahal annonce la fin de l'opération Pilier de défense. "Tous les objectifs ont été atteints" dit le communiqué. On s'accroche à l'espoir d'un processus politique qui fasse tenir le calme. On se dit qu'il faut fêter ça, sans trop savoir quoi.

Jeudi - "C'est fini?" 

Une annonce sur les boîtes aux lettres de la maison annonce que la municipalité a vérifié l'abri et qu'il est maintenant ouvert. Ils sont en retard pour la guerre.
 
"Ville de Jérusalem - L'abri municipal est ouvert au public. Pour toute demande particulière composer le 106." 
Nous ne sommes pas sûrs de son emplacement, mais il existe bien cet abri! 
 
Les cafés se sont de nouveau remplis à Jérusalem, où la situation reste encore un peu tendue. A Tel Aviv, dans quelque temps nous irons de nouveau à la plage en toute insouciance. Mais surtout, notre gouvernement a prouvé sa capacité à garder la tête froide, à refuser la fuite en avant, à accepter le compromis. C'est presque inespéré! Nous n'avons pas semé la mort et l'enfer à Gaza, et le sud d'Israël semble vivre pour un moment sans tirs supplémentaires. Alors oui, un bus a explosé à Tel Aviv - mais nous avons déjà vu tellement pire.


Il pleut depuis ce jeudi en Israël, et les bruits d'explosions ne sont que ceux de l'orage. Ma première guerre se termine, par un week-end à l'armée. Je n'aurais jamais été aussi fière de l'époustouflante résilience de ce pays, et de l'uniforme que nous portons. Mais jamais aussi impatiente de l'enlever non plus! 

28 sept. 2012

"C'est un pays normal"

 
Le temps d'une nuit et d'une journée, le pays tout entier s'est calmé, replié sur lui-même. L'espace aérien national a fermé, les radios et télévisions ont cessé d'émettre, les autoroutes se sont vidées. On a écouté Jérusalem devenue silencieuse, comme apaisée. Et puis, alors que la nuit remplaçait le jour, une longue sonnerie de shofar est parvenue d'entre les collines, dérangeant à peine le contenu du silence. Kippour a fini. 

Place à Soukkot

Sur les terrasses toujours ensoleillées des cafés dans Jérusalem on a dressé cette semaine des cabanes éphémères¹ - en souvenir des cahutes des tribus d'Israël en pleine traversée du désert. Les moissons sont en cours dans les campagnes, on annonce le Yoré pour les semaines à venir: une première pluie saisonnière pour casser la sécheresse, avant les récoltes d'automnes. Dans les jardins publics et partout à l'Est, on cueille déjà les olives pour une première pression d'huile pure avant que les fruits ne se gonflent d'eau. Et au shouk Makhane Yehouda à l'Ouest, l'automne annonce le retour des courgettes, fenouils, patates douces, aubergines, racines en tout genres, et même des topinambours - que les israéliens appellent bizarrement "artichaut hiérosolymitain".

Après deux jours de trempage, on a ouvert chaque olive encore un peu verte d'un coup de couteau, 
préparé un bain de sel, et on tente: citrons, petits piments du jardin, genièvre, laurier, thym et romarin... 
Verdict dans un mois! Les conseils avisés sont les bienvenus.

La maison vit dans une ambiance de changement, au rythme des départs et des installations. On s'échange les clefs. Yam et Efraïm sont partis voyager. Gal est sur le retour, juste à temps pour la reprise des cours - "après les fêtes". Les cartons de Nadav sont à peine ouverts. Shira nous est encore presque inconnue. L'année nouvelle est entamée mais n'en finit plus de commencer... 

Dans la cuisine toujours très peuplée, nouveaux et anciens se croisent au rythme des passages de chacun. Les chats qui prolifèrent dans le jardin jettent sur nos passages chargés de meubles un regard fugace, et feignent un feulement fatigué lorsque nos apéritifs dérangent leurs félines siestes. On parle de Jérusalem, entre paroxysme du conflit et havre de création culturelle hébraïque underground, des copains qui construisent un "kibboutz artistique et éphémère" sur un terrain abandonné dans un quartier excentré ou de ce nouveau bar du centre-ville qui propose une fête de "fin du monde" tous les jeudis en attendant la guerre nucléaire. Une amie d'Efi de passage en Israël nous pose franchement la question, vit-on dans un pays "normal"?

Ici la forme de la kippa des garçons trahit leur appartenance idéologique, le passage à l'heure d'hiver au tout début d'automne déclenche des manifestations massives contre le pouvoir politique démesuré des religieux orthodoxes, et quand la plupart des français s'inquiète du pouvoir d'achat une majorité d'israéliens questionnent l'existence continue de l'état en cas de conflit avec l'Iran. Ici la ligne s'allonge à la poste parce que le fonctionnaire du seul guichet ouvert s'est absenté pour prier, le conducteur du bus cause un embouteillage monstre en stoppant en pleine rue pour acheter du pain avant shabbat avec l'approbation générale des voyageurs, qui sursautent tous au son d'un pneu éclaté par la chaleur et soufflent tous d'être en vie pour en rire. 

A Jérusalem, les touristes s'étonnent souvent "de ces armes partout" au grand étonnement des locaux qui ne les voient pas du tout. Et puis ici, l'Est, défiant toute logique, est aussi au sud et au nord, ligne verte oblige! Un repas entre copains permet au passage de vérifier que, non, personne n'a été récupérer les masques à gaz, et donc que oui, en cas de conflit chimique, "c'est la fin!" - et d'en rire sincèrement. D'ailleurs, on ne sait pas où est l'abri le plus proche - et on met bien sur un point d'honneur à ne pas vérifier. 

Jérusalem n'est pas Sarajevo, loin s'en faut. Serait-ce donc Paris, New York, ou même Berlin? Certainement pas. Et pourtant, à peine les contes de sa mythologie urbaine se sont-ils teintés de l'anormalité de sa normalité. La vie ici, comme partout, est faite de hasards comiques et tragiques, et de beaucoup de moments d'entre-deux. 

Et pourtant. Il y a une semaine, trois terroristes bardés d'explosifs ont tué ce même garçon religieux, un peu timide avec des lunettes de travers, entraperçu en zone militaire à la frontière égyptienne un mois plus tôt. "C'est peut-être la différence", dit quelqu'un entre deux bouchées d'un gâteau à tous les fruits perdus de la maison, "ici, demain n'est pas forcément un autre jour." Et Yam, engloutissant la fin du dessert d'une très (très) grande bouchée, dans son demi-sourire presque pitre: "Faut profiter!"

1. Soukkot est une des trois fêtes majeurs du Judaïsme, durant laquelle s'effectuait à l'époque du temple un pèlerinage vers Jérusalem. Soukkot célèbre l'assistance divine reçu par les tribus d'Israël dans le désert à la sortie d'Egypte, et pendant huit jours, les juifs religieux prennent tous leurs repas dans une cabane - la soukka.

17 sept. 2012

"Une bonne et douce année"

 
L'été s'estompe à Jérusalem, la ville semble hésiter encore entre sempiternelle fournaise estivale et douce brise d'automne. L'été a filé, fugace. Peu à peu, les feuilles chatoyantes des bougainvilliers - fushia, rouge, ou orange - s'étiolent dans les jardins. La nature amorce son changement, Israël à son tour ralentit, le pays s'absorbe dans la torpeur de la "période des fêtes". 

Rosh HaShana, d'abord, le nouvel an juif. Entre les collines de Jérusalem retentissait aujourd'hui le son rauque, animal, du shofar¹ soufflé dans les petites synagogues de quartier. Mais l'année ne commence pas encore vraiment: suivent justement ces fameuses "fêtes" et avec elles la promesse de semaines à peine travaillées, presque entièrement consacrées à réunir la tribu autour de pantagruéliques agapes. 

Et quand le soleil se couche sur l'an 5772 du calendrier juif, l'année commence donc par un repas...

L'Hébreu est une langue-concept, où chaque famille de mot est dérivée d'une même racine et où les sonorités permettent par le jeu de mots un subtil jeu de sens. S'ensuit un rituel un peu païen, où la racine du mot "épinard" rime avec "bouter" et le souhait de voir nos ennemis repoussés hors de portée de nuire. On mange les mots - une miette de tête de poisson pour poursuivre en avant l'année nouvelle, une bouchée de petit pain rond et sucré pour une année sereine. Grenades, loukoums et sésame, quartiers de pommes au miel, confitures acidulées, tout est bon pourvu que cette année soit plus douce!

Où sommes-nous en cette fin 5772, et que seront nous dans un an? Pour le Jerusalem Post, l'an passé aura été celui où tout s'est "presque" passé. L'état palestinien aura presque été déclaré par l'ONU, presque. En Israël, des élections ont presque eu lieu, le mouvement social qui avait soulevé tant d'espoir a presque été synonyme de changement, le pays a presque gagné une médaille aux jeux olympiques, le régime génocidaire syrien est presque tombé, la guerre avec l'Iran a presque été déclarée... 

Mais Gilad Shalit, lui, est enfin rentré chez lui cette année! Et dans la tourmente d'un monde arabe en changement, la situation ici est calme, étonnamment stable. Le pays traverse la crise mondiale avec le plus bas niveau de chômage de son histoire. La croissance économique est positive. Pour la première fois le nombre de Juifs en Israël dépasse celui de la diaspora, nous sommes aujourd'hui presque huit millions. Qui l'eût cru? Les pionniers du petit Etat juif osaient certainement à peine le rêver.

Alors qu'importent les nouvelles alarmistes. Qu'importent les émeutes dans les capitales voisines, la suspension des vols de Tel Aviv au Caire et les tensions d'un Sinaï toujours plus instable, le compte à rebours avant l'Iran nucléaire, les distributions de masques à gaz généralisées, la mort annoncée des accords d'Oslo, l'irrationalité des politiques locales, les gesticulations internationales et les prédictions de conflits chimiques... 

S'il est un peu présomptueux de nous souhaiter une année de paix, espérons qu'elle soit du moins apaisée. Et au dessert, quelques figues bien mûres et une lampée d'alcool de mirabelle doivent certainement aider. Shana tova²!


1. Shofar: lors de la fête de Rosh HaShana, une corne de bélier - le shofar - est sonnée durant l'office religieux, plutôt solennel, et invite la communauté à l'introspection. L'instrument symbolise ce passage du nouvel an, et la fête est aussi appellée "Yom Terouah" - le jour de la sonnerie!

2. Bonne année!


8 juil. 2012

"Sharav..."

 
"Sharav" disent les israéliens, d'un air presque résigné devant la vague de chaleur. La radio non plus ne fait plus la météo dans le détail. C'est l'été, demain il fera "toujours chaud"!

Aux petites heures du matin, vendredi, je décolle un ordre de réserve collé sur la boîte aux lettres. C'est pour Yam, qui s'ébroue de sommeil quand je lui tends l'enveloppe beige frappée du sceau de Tsahal. "Quinze jours en mer!"

Escapade matinale vers Tel Aviv. Je fonce en vélo sur la rue Jaffa, dépasse le café Avram où un groupe de jazz couleur locale - oud, saxophone et darbouka - fait sourire les passants. Premier arrêt au shouk pour le petit déjeuner. Fleurs, pêches de vignes plates et sucrées, prunes, tomates foncées par le soleil et... fakoush - un petit concombre arabe, tout fin, très clair et légèrement velu. "Nectarines! Elles sont plus sucrées que celles du voisin!"

Embouteillage rue Agrippas. La terrasse vide des grillades Sima fait face à celle tout aussi désertée de son concurrent direct, les grillades Sami. Mais la queue est déjà longue devant la célébrissime Stekiat Hatzot ("les grillades de minuit") où fut inventé le fameux Meorav Yeroushalmi ("mélange hiérosolymitain"): foie, reins, coeur et blanc de poulet, et oignons frais revenus dans un mélange d'épices éponyme. "A soldier! Can we take a picture?"

Station centrale, c'est presque l'émeute. La foule attend, frustrée, devant les entrées où campent des gardes moins nonchalants qu'à l'habitude. Les bus aussi sont bloqués. Un môme informe doctement une vieille passablement alarmée: "colis suspect".

Tel Aviv, presque un autre pays. Toutes les filles sont en jupes, aucune en dessous des genoux. Sur la Place Rabin est organisée une bataille d'eau pour israéliens décomplexés des considérations écologiques nationales. Un évènement des plus drôles et irresponsables vu le climat local. Sam farfouille dans un magasin de jouets sur le chemin. "Plutôt vert ou violet pour le pistolet à eau?"

3... 2... 1... "EAU!" - Combat urbain à Tel Aviv vendredi!

Derrière le monument en mémoire d'Yitzhak Rabin, les escaliers presque historiques sont en travaux, mais la barrière est depuis longtemps forcée. D'en haut, on surplombe la foule, et ce bizarre ventilateur bleu aux dimensions gargantuesques. On sèche (un peu) nos vêtements trempés. "Le dernier bus pour Jérusalem part dans vingt minutes!"

Devant les quais un anonyme joue Chopin sur un piano graffité, presque incongru au milieu du trafic. Direction Jérusalem. Le conducteur siffle au rythme du jingle de l'émission phare du vendredi après-midi sur Galei Tsahal, interrompue à l'accoutumée par des flash infos toutes les demi-heures. "Les forces syriennes ont passé la frontière pour poursuivre les rebelles, le conflit semble s'étendre au Liban."

Le soleil baisse sur Jérusalem baignée de lumière rose, le vent charrie une apaisante fraîcheur. Je pousse la porte grinçante du jardin, et effraie un chat noir qui renverse dans sa fuite l'arrosoir jaune en plastique qui trônait parmi les plantes. Toute la coloc bouquine dehors, entre les lessives qui sèchent. "Thé froid? Et on a fait des courses!"

Mes pieds rencontrent les tomettes froides de la maison tout juste lavée. Entre les affaires éparpillées de son sac militaire, Yam plie un oiseau d'origami. Une sirène monocorde sonne dans le lointain. "Tiens, shabbat entre..."

7 juin 2012

"La mer Rouge est bleu foncé"

 
J'ai manqué le bus pour Jérusalem, le prochain est dans plusieurs heures. Je suis coincée à Eilat. Front de mer d'affreux hôtels bétonnés, odeurs de crème solaire et de boissons glacées, l'air chaud sur le bitume brouille l'horizon. A la croisée des frontières, les cafés d'Eilat hurlent leur musique techno devant la plage, tandis qu'au loin, floue dans la brume salée, on devine presque l'Arabie Saoudite. Les monts de Jordanie se parent de reflets vermeils au soleil descendant. La mer rouge est bleu foncé. 


Je jette le gros sac, la chemise de l'uniforme, les chaussettes tuées par la poussière. Deux jours de terrain à la frontière égyptienne, dans une base envahie par des ibex peu farouches à la recherche d'un point d'eau et égarés dans les douches de Tsahal. Les pieds dans l'eau à 28°, il fait presque frais.

Le bus soulève un nuage de pollution et de poussière, fonce à travers le désert jusqu'au checkpoint de la zone de libre échange avec la Jordanie, s'arrête, repart, soupire, grince, couine et avale les kilomètres vers le nord. On dépasse le kibboutz Yotvata, dont l'idée un peu folle d'élever des vaches entre les dunes avait fait pouffer les responsables de l'agence juive dans les années 60... et où sont produites aujourd'hui plus de la moitié des boissons lactées d'Israël. Au bord de la route, une nouvelle station du projet Better Place¹ est en construction. Les premières ont commencé à fonctionner au mois de mai, autour de Tel Aviv. Si tout est prêt dans les temps - d'ici 2020, tout Israël devrait pouvoir se déplacer en voiture électrique. De quoi soulager notre petit pays ensoleillé des caprices du marché pétrolier, une première mondiale. 

Yahel, Lotan, Tzoukim, un tournant vers Mitzpe Ramon, puis Arad et Dimona. Le bus climatisé roule dans l'immensité sèche pour finir par s'arrêter sur le parking d'une station essence rutilante. Premier signe criard de civilisation entre les touffes de végétation et quelques palmiers pliés par les vents. Néons et enseignes lumineuses: Burger Ranch, Aroma, Paz Yellow... Des centaines, ou peut-être plusieurs milliers de petites mouches bourdonnent contre les vitres rendues fraîches par l'air conditionné.

C'est l'été. 

On ne parle pas de guerre au nord cette fois, où peut-être n'a-t-on juste pas cessé d'en évoquer l'imminence toute l'année. Pas besoin cette fois de rabrouer la tension saisonnière, la saison des guerres est restée ouverte en 2012 et... tout va bien! Entre exercices civils et militaires, affolements médiatiques, discussions savantes sur les arsenaux chimiques, nucléaires ou bactériologiques de nos sympathiques voisins, petites phrases, frictions discrètes et déclarations au pied levé - tout est calme, vraiment, alors pourquoi s'en soucier?  

En dépassant Masada défilent les gradins posés entre les monts de Judée pour les représentations de Carmen en plein air, le bus remonte la mer Morte et ses odeurs de souffre, le soir tombe. Premier checkpoint, dernier tronçon, vers Jérusalem cette fois, à travers les territoires...


Retour à nos bureaux, il fait nuit noire. Ils sont tous là, toujours au travail. Je raconte ces derniers jours à nos officiers. Les pisteurs bédouins aux aguets pour contrer les infiltrations mais aussi la musique arabe et les rires dans un hammer dans les montagnes d'Eilat. Les patrouilles de nuit de soldats encore adolescents à la frontière et les yeux de ces jeunes clandestins récupérés dans un segment de frontière où la nouvelle barrière n'est pas encore érigée. On parle pèle-mèle de Gaza, de plage à Tel Aviv, de roquettes et de barbecue le week-end prochain. 

Et puis, tout bêtement, je demande: "Tu penses qu'un jour ce sera plus simple?". La réponse est nette, cinglante, presque résignée. "Non". Moi je veux encore y croire.


1. Projet Better Place: son concepteur et CEO, Shai Agassi (oui, c'est lui qui a écrit "Start Up Nation"), a convaincu Shimon Peres qu'Israël, un petit pays où les trajets sont statistiquement très courts, pouvait utiliser l'énergie électrique pour se libérer des pressions du marché pétrolier. Les stations dispersées dans tout le pays permettent l'échange des batteries des voitures électriques vendues par Renault aux israéliens, un processus qui sous quelques minutes permet aux voyageurs de reprendre leur route...

3 juin 2012

"Insh'Allah"

 
Du toit de l'hospice autrichien, on surplombe la vieille ville. Au soleil couchant, la coupole du Dôme du Rocher est réfléchie par les vitres des façades du quartier musulman. La lumière s'adoucit, l'agitation effervescente de la rue s'estompe, le vent est frais. Une voix rauque appelle à la prière, reprise derrière nous par les minarets des collines de Jérusalem Est. En contrebas, entre les échoppes arabes - délicatesses au miel et layettes hideuses aux couleurs pastels - une file de chapeaux noirs se fraye un chemin parmi une foule de touristes bigarrée. Sous l'oeil morne de soldats en uniforme vert khaki, ils se pressent vers le mur des Lamentations. 

On parle d'Israël, des territoires, de la folie du présent devenue trop quotidienne pour troubler ceux qui le vivent sans pour autant cesser d'intriguer ceux qui pour une première fois s'y frottent. Quant au journaliste, il est explorateur, un peu témoin, un peu partie peut-être, et se fait parfois conteur. Une histoire juste, ou souvent plutôt qui sonne juste. Car ici tout est affaire de choix, et les mots ne dérogent pas à la règle. Le hasard, lui, se fait parfois malicieux pour nous pointer ces choses qui précisément ne lui doivent rien... 

Et lorsque les premières étoiles pointent, je laisse Brice reprendre un bus vers Ramallah et remonte vers la porte de Jaffa et ma Jérusalem à l'Ouest. Dans le lointain la sonnerie claire d'un shofar annonce que "shabbat sort" - comme se formule en Hébreu. La ville reprend vie, sort ses terrasses, et monte un podium en son coeur. L'été annonce logiquement le retour du printemps israélien. Et plus question de cottage cette année. On parle toujours de justice sociale mais surtout de racisme, d'immigration, d'éducation et de santé publique, de corruption, et de ce mot tabou qui nous gêne tous: occupation. Est-ce pour ça qu'ils sont à peine quelques centaines, peut-être quelques milliers, à battre le pavé hiérosolymitain?

Alors que les colocs renoncent au jardin pour se joindre aux manifestants, je sonne à la porte de nos voisins arabes dont le verger fleurit parfume la nuit d'effluves de jasmin et de goyave. "Ah habibi, je ne pensais plus que tu viendrais..!" 

En Israël, les cerises sont moins sucrées, plutôt acidulées - un fruit inutile aux dires des maîtres de maison, trop heureux de s'en défaire. Les derniers restes laissés sur l'arbre ont été la proie des oiseaux, les noyaux dansent encore sur leurs tiges. Je dépose un pot de confiture rouge sombre, sauvé des petits déjeuners voraces du week-end. Les échos d'un défilé de jeunes israéliens idéalistes remplissent la cuisine d'une vieille hiérosolymitaine courbée à l'Hébreu fortement accenté d'Arabe, et dont le visage ridé s'éclaire. 

"Shabbat sort... Shavoua tov¹ habibi, et insh'Allah dans un mois nous auront des figues."

Si Dieu veut, donc. Il a bien intérêt à vouloir! Mais si pour les fruits on se résignera à s'en remettre au Très Haut, le reste est paraît-il entre nos mains...

1. Shavoua tov: bonne semaine, en Hébreu!

6 avr. 2012

"La température extérieure est de 6 degrés"

 
Après un week-end aux frontière nord, un dimanche à batailler avec les divers administrations de l'armée à Tel Aviv, un lundi aux confins de la Cisjordanie et un mardi devant la frontière égyptienne, je m'envole pour Paris! Uniforme replié, écussons et insignes soigneusement rassemblés dans mon béret, j'oublie l'armée pour un mois au pays où coulent le camembert et le vin. Les copains, eux, seront en partie déployés tout ce temps aux frontières et aux divers quartiers généraux de Tsahal... 

Bonnes fêtes à vous tous, de Pâques et de Pessa'h! 


31 mars 2012

"Voir Jérusalem..."

 
Ce sont ces moments - alors que l'oeil s'habitue doucement à l'obscurité pour entrevoir les contours abscons d'une base perchée dans les reliefs, alors que l'humidité se lève à peine et que le froid perce la toile verte des uniformes, quand un soleil encore blafard annonce que l'aube succède à la nuit. A bord un bus bringuebalant qui soupire entre les virages serrés et fonce dans le matin balbutiant, qui nous entraîne toujours plus au nord, dans un demi-sommeil secoué par une route caillouteuse. Au contact froid d'un stylo dans la poche des gilets-terrain ou d'une caméra, ou d'un casque. Je rêve de voyages improbables. 

"Je voudrais voir Beyrouth..."

Et dans les yeux de certains pétille à cet aveu l'envie similaire, de découvrir le Caire sans sur chaque pas se retourner, d'enfin voir cette Téhéran au jasmin entêtant, de pénétrer dans Sana'a rougeoyante au levant. "Tu peux, non? Avec ton passeport français!" - mon sésame ne suffira pas. Non, je veux voir cette ville sans me cacher, vivre des discussions enflammées de géopolitique et de situations figées, gouter des pâtisseries au miel à l'Ouest de Beyrouth, rencontrer les Libanaises aux décolletés provocants à l'Est, et parler avec celles voilées jusqu'aux ongles au Sud. 

"Metulla! Dernier arrêt!"


C'est la Journée de la terre, nous sommes vendredi. Tsahal est en alerte, pas question de risquer de laisser le scénario des infiltrations du Jour de la Nakba en mai dernier se reproduire. Devant nous, quelques derniers mètres d'une zone militaire fermée le long de la Ligne Bleue et de l'autre coté de la frontière, le Liban. Un hélicoptère blanc de la FINUL survole la zone, ses vrombissements se mêlent à l'appel à la prière d'un muezzin... Tout est calme. 

Pour tromper l'attente, on grignote des fruits secs, avant de contempler les survols d'oiseaux migrateurs vers l'Europe. Ils sont en retard pour le printemps. On parle de films, de livres. "Tu as vu Valse avec Bashir?" Je me rappelle la séance d'un MK2 parisien, sa musique singulière, l'atmosphère feutrée puis apocalyptique, la culpabilité brûlante. On parle de guerre, de peurs profondes et d'absurdité. Devant nous, le Liban affiche son calme déroutant. Les émeutiers sont retenus à Beaufort par l'armée régulière libanaise. "Et Séparation, vous avez vu?" L'oscar iranien est un phénomène en Israël, il est toujours projeté dans une salle branchée de Jérusalem, en version originale.

Un pacifiste s'est photographié il y a quelques semaines avec sa fille sur un toit de Tel Aviv. Son affiche et un message simpliste mais fédérateur ("We love you Iranians. We will never bomb your country") ont enflammé la blogosphère israélienne. L'an prochain, nous ne serons plus soldats. On fantasme soudain de revenir à la frontière, avec des panneaux à l'attention des masses arabes. "Tout simple, 'peace', et on amène des centaines d'étudiants de Tel Aviv. Et à la place des soldats, ils voient des Israéliens qui veulent la paix!" On y croit pas du tout. Mais quand même, tout est possible en Orient répètent nos commentateurs les plus pessimistes. Alors pourquoi pas en bien aussi?

A la frontière syrienne, les hauteurs du mont Hermon enneigé se perdent dans une brume peu saisonnière, et tout est calme aussi. Certains commentent déjà la situation comme preuve de l'essoufflement du régime syrien. Reste qu'à Dera'a, à quelques kilomètres à peine, le pouvoir tue. Postés de notre coté face à la barrière renforcée depuis les incidents de l'an dernier, les observateurs de la Croix Rouge n'ont pas ici grande utilité.

 A gauche, Israël et le village druze de Maj'd El Shams. A droite, la zone tampon controllée par la FNUOD - une force d'observations de l'ONU - et derrière, la Syrie. 


Des forces de la police militaires sont déployées face aux positions de l'ONU, d'où les émeutiers s'étaient jetés sur la frontière l'an dernier. Dans les territoires, la manifestation à Qalandia puis à Bethléem s'est transformée en émeute. A Gaza, la foule haranguée par les prêcheurs du Jihad Islamique et contenue par le Hamas s'est ruée sur le point de passage d'Erez. Ici, de façon presque irréelle, tout est silencieux. Les Palestiniens de Syrie ne sont pas venus à l'assaut de Jérusalem.

La conversation se noue avec les soldats, engoncés dans leurs tenues protectrices. "Ils sont manipulés c'est certain, mais quelque part il faut arriver à les comprendre. Ils pensent vraiment qu'ils prendront Jérusalem." Menace collective face à la tragédie individuelle. Voir Jérusalem et mourir? Plus tard, le même dilemne fera face de nouveau en évoquant sur la route du retour les colons évacués de Gaza. En attendant, rien ne trouble les jeux des gamins druzes, montés à l'assaut de l'immeuble en construction où les soldats ont pris position...


16 mars 2012

"Tseva Adom - Alerte rouge"

 
Une sirène s'élève de Jérusalem, se faufile entre les murs de pierre, perdue parmi les bruits du vent et le frissonnement des feuilles. Rien à voir avec celles qui ont rythmé cette semaine, celle-ci annonce le début du weel-end... Shabbat, enfin. Dans la maison, les bouillonnements d'une confiture de kumquat et clémentines du jardin troublent à peine la pureté d'une cantate de Bach. Les odeurs assidulées se mèlent aux relents suaves d'un gateau au chocolat cuit, faute de four, à petit feu dans une casserole en fonte. 

Rien ne laisse plus paraître le branle-bas-de-combat de cette semaine mouvementée... L'ordre de mobilisation des garçons collé à la boîte aux lettres dimanche matin, les nuits sans sommeil de Yana coincée avec sa famille sous les roquettes à Ashdod, et mes passages en coup de vent dans une maison désertée avant un bus en partance pour le sud. Vendredi dernier, c'était Pourim à Jérusalem, les restes des costumes trainent encore dans le salon. Samedi, c'était presque la guerre. Presque, pour cette fois. 

Entre les dunes de sable du Négev et les monts caillouteux, le désert israélien est en fleur et partout les ruisseaux exhalent l'eau des pluies de cet hiver exceptionnellement frais. Les rayons d'un soleil blafard jouent entre les reliefs et les giboulées. En début de semaine, je rumine la soudaineté de la tourmente régionale qui semble nous emporter, dans un bus blindé. La situation s'est brutalement détériorée samedi après un l'élimination de la tête d'une des factions armées de Gaza, les roquettes pleuvent sur le sud du pays. La nature me saisit de sa beauté sauvage et de sa réalité brute. 

Aux abords d'une des batteries du système Dôme de Fer déployé pour protéger les villes des tirs, une soldate me propose lundi des "Oreilles d'Aman" dans une boîte en plastique embarquée de la cuisine de ses parents alors que l'armée rappelait ses forces actives au milieu du week-end. Les petits biscuits triangulaires sont traditionnels de la fête de Pourim, censés représenter les membres du méchant vizir perse qui rêvait d'annihiler les Juifs du royaume. "Toute ressemblance avec des éléments du réel serait totalement fortuite" glisse-t-elle, alors qu'à l'activation des sirènes nous nous réfugions dans un carré de béton armé posé sur la colline. 

On n'en voit plus la fin. Depuis mercredi, le cessez-le-feu en vigueur n'empêche pas les tirs de continuer à petit feu. Cet après-midi, goûter de la coloc réunie à Jérusalem, sur la table humide du jardin entre les passages pluvieux. On rit de bon coeur des mésaventures de Yana surprise par une alerte et dégoulinante de shampoing dans sa fuite vers l'abri... Ce blog vous promettait le quotidien presque normal de ce pays fou. Si bizarre que cela puisse paraître, je ne voudrais être nulle part ailleurs.