23 juil. 2010

"Tu te rappelles?"

  
Il y avait Arie, de retour de Hongrie. Et puis Daniel, fraîchement revenu de Toronto. Et puis Talya, arrivée du Michigan. Ilan de Montréal, Nic qui repart bientôt à Londres, Nik qui atterrissait justement de Suède, Danny attendu à Amsterdam dans quelques jours, et aussi Dafna qui s'est déjà envolée vers New York. Nous étions presque 300 hier, anciens et nouveaux volontaires du programme international de Magen David Adom. 
  
  
Depuis 1995 et la visite à Jérusalem d'un groupe minuscule d'étudiants de McGill formés par la Croix Rouge canadienne, que de chemin parcouru! Le programme a grandi, évolué jusqu'à devenir un des moteurs de l'aliyah des jeunes étudiants juifs nord-américains, puis du monde entier. 
   
Ils rejoignent un microcosme de gens de tous horizons, une bande aussi soudée qu'éclectique, dont les journées commencent à l'aube dans le mélange des odeurs de la cigarette de ceux qui finissent leur garde et du café de ceux qui commencent. Un groupe soumis au pouvoir dictatorial du beeper, dont les membres, lorsqu'ils parviennent à se hisser entre les badauds face au vendeur de falafel lors d'une garde, s'enfuient généralement en courant vers l'ambulance garée en triple-file quelques mètres plus loin avant de débouler, sirène hurlantes, dans les ruelles à sens unique et les boulevards embouteillés. L'ambiance festive des retrouvailles cachait presque l'occasion sombre de la cérémonie. Comme beaucoup de programmes en Israël, celui des volontaires internationaux de Magen David Adom porte le nom d'un de ses fondateurs, mort trop jeune en uniforme.
  
On finit par décider de descendre plonger à Eilat entre instructeurs. Mais après les exams. Ceux qui ont déjà fini s'en vont dès le soir à Ein Gedi, y enseigner le prochain cours. Ils chargent une cargaison de défibrillateurs, minerves, pansements et brancards dans le bus qui les attend et klaxonne. Sur le chemin du retour, en uniforme, je maudis cet examen de chimie la semaine prochaine, et le rattrapage du cours de macromolécules qui ne tardera pas à se confirmer. Je rentre dans une épicerie faire trois courses. Le patron me dévisage étonné, avant de s'adresser au gamin qui se morfond à la caisse. "Pour elle, c'est gratuit, si, gratuit".
  
Je me retourne. "Tu te rappelles maintenant?" - et moi de fouiller chaque recoin de ma mémoire sans trouver aucune piste. Il se souvient de mes lunettes, et d'une équipe arrivée un jeudi soir que son fils adolescent avait bu avec des copains, et s'était effondré dans les escaliers. Impossible de m'en souvenir, comme beaucoup d'appels. Mais j'y gagne un bâton glacé au citron, et ce sourire gêné qui perdure alors que je marche vers l'immeuble des résidences...
  

3 juil. 2010

"Layla Lavan à Tel Aviv"

 
Un gamin émerge victorieux des vagues entre deux fanions jaunes, tient à bouts de bras devant lui une masse visqueuse transparente, dégoulinante d'eau salée. Comme tous les ans, les méduses envahissent les plages dans les semaines qui mènent au jeûne de Tisha Be'Av. L'été bat enfin son plein. Dans la fournaise des villes côtières, l'air porte une odeur de crème solaire. Les températures continuent de grimper, les affaires des vendeurs de glaces ambulants sont florissantes, la sécheresse s'installe, les touristes déferlent, les copains de l'étranger reviennent de Toronto, Budapest, Londres, Leiden ou Adis Ababa. Mais pour les étudiants locaux, le stress est à son comble. La période des examens a débuté, les délices du fichage systématique des lectures et de la génétique clinique se savoureront jusqu'à début aout.
 
Jeudi, après un crochet matinal à Tel Hashomer¹, je décide sur un coup de tête de rejoindre Nic et les nouveaux volontaires internationaux de Magen David Adom sur le sable brulant de Tel Aviv. Affalés sur des chaises en plastique rouge, nous échafaudons des plans complexes pour parvenir à nous retrouver dans la foule qui ne tardera pas à s'amasser dans les rues du centre pour la nuit blanche - "Layla Lavan à Tel Aviv!" proclament les prospectus jetés négligemment près des douches au sortir de la plage.
 
Et ils ont raison. Quelques heures plus tard, la foule fourmille sur l'avenue Rothshild, les galleries et musées grouillent de monde, le centre Français attire les curieux et tout Tel Aviv semble s'être donné rendez-vous pour descendre Allenby dans une ambiance familiale très détendue, vers la plage et le port où le très célèbre Gidi Gov se produit en plein air. De Yaffo à Ramat Aviv, les flots dansent avec les passants au rythme d'un swing endiablé. Et pourtant, il semblerait presque que rien de spécial ne se passe. La sécurité est discrète, Jérusalem semble un lointain souvenir. On est dehors, simplement assis sur une extrémité de trottoir, partie prenante d'un décor surréaliste, entre la démesure des tours et les immeubles vétustes. Sous un palmier, sirotant un shake de chocolat glacé, occupés à regarder Tel Aviv qui s'amuse sans soucis, on serait prêt, un peu ébahis quand même, à lui accorder son surnom de ville "qui ne dort jamais". 
 
Vendredi commence tard. Plus que quelques heures avant le dernier bus pour Jérusalem, nous profitons d'une table à l'ombre dans une cabane à humus au bord de nulle part. Une assiette de piments forts, de poids chiches concassés et de tehina, une coupelle d'olives amères, quelques oeufs durs, des tomates et une limonade glacée. La discussion s'amorce sur les derniers appels des volontaires de Tel Aviv, leurs dernières gardes et l'effarante situation du quartier de la nouvelle station centrale, devenue avec les années une véritable cour des miracles, où se pressent dealers, voyageurs, soldats, passeurs et trafiquants de chair. Prises d'assaut par des réfugiés soudanais sans statut et quelques milliers de travailleurs illégaux, ses ruelles se transforment à la tombée de la nuit en de sordides coupe-gorges dont les immeubles abritent bordels et marchands de sommeil. Garde après garde, les ambulances reviennent aux mêmes adresses, dans ces foyers détruits par la misère et la drogue, affronter les mêmes yeux de ces gosses sans avenir, sans pays, sans espoir.
 
On finit la pita, se promet de se retrouver jeudi pour la fin de la marche pour Gilad Shalit à Jérusalem, organisons les trajets en bus de chacun avant de se séparer pour shabbat, un à un dévoilés par une discussion presque banale mais toujours à vif. Une vision particulière de ce pays nous unit surement, à la fois idéaliste et désabusée. Je traverse la station centrale vers la plateforme du bus 405, fondue parmi les anonymes qui grimpent dans un bus climatisé.

1. Tel Hashomer - centre vital de la paperasserie militaire, la base abrite également le centre de recrutement militaire par lequel passent tous les nouveaux conscrits le jour de leur entrée à l'armée.