30 déc. 2010

"Ken HaMefakedet!"

Première partie d'une série de posts qui se poursuivra dans les jours à venir avec le récit de mes premiers pas en uniforme. Vaccins, tentes de campagne, entraînements, gardes, les histoires à vous raconter ne manquent pas. Comme vous l'aurez remarqué, les dates sont rétroactives. Elles correspondent plus ou moins aux jours où j'ai eu envie de griffonner dans un cahier qui n'a pas quitté les poches de mon uniforme au long des premières semaines d'entrainement...

Par où commencer? C'est au "Bakum", la base de triage, que tout s'est décidé. Une base immense où se croisent civils en sursis et soldats en devenir, où les lignes se confondent pendant que s'opère notre mutation. De vaccinations en entretiens, de radios des dents en formulaires et papiers, je deviens soldate. En formation par trois, nous ajustons, encore malhabiles, la ceinture de nos uniformes vert olive. 

"A partir de maintenant, soldates, vous ne vous adresserez à moi qu'après en avoir demandé et reçu l'autorisation, est-ce compris?"

Le premier mois de mon service est consacré à la "Tironout" - l'entraînement de base, dans une base à proximité de Césarée. Dans le bus, je passe mes doigts sur les reliefs de la plaque métallique passée à mon cou. Ma peau effleure l'acier froid, apprivoise ses formes, déchiffre mon nom et mon matricule, gravés par deux fois. Le ciel est rose, le paysage défile sous le regard espiègle d'une soldate d'origine éthiopienne assise à mes cotés. Elle s'appelle Noah, le hasard nous assignera plus tard la même tente, et la même équipe au sein de notre section. Je repasse les étapes de la journée dans ma tête, le soulagement enfin de voir confirmé mon choix d'unité, la surprise étrange en découvrant mon reflet en uniforme dans le miroir, l'indifférence feinte en signant mes volontés en cas de catastrophe, et le fou rire partagé, nerveux mais libérateur, à la réception des photos hideuses de nos cartes d'identité. Au commandement de l'officier à bord, nous séparons nos batteries des téléphones portables avant de descendre. Les échos de tirs lointains résonnent dans la nuit, l'air est frais. Je souris, sans vraiment savoir pourquoi.

"Gauche, droite, gauche... Gauche, droite, gauche... Au commandement de son officier, la section 3 s'immobilisera en formation. Garde à vous!"

Nous sommes levées à 4h, bien avant les premières lueurs de l'aube. Il bruine dehors, le ciel est encore gris. En 3 minutes, nous attendons nos officiers en formation au garde à vous, en uniforme "Aleph", celui que nous portons en dehors des bases. Et puis, 4 minutes plus tard, de retour en uniforme "Beth" - celui que les soldats portent sur le terrain - nous recevons nos premières instructions. En 7 minutes, en ligne, visages fermés, nous nettoyons, remontons et vérifions nos armes. Les ordres pleuvent, nous répétons les mêmes tâches jusqu'à ne plus dépasser systématiquement le laps de temps accordé. Les jours ne se divisent plus en heures mais en secondes et minutes, notre rapport au temps se modifie, s'aiguise peu à peu. 

Le fusil que je porte en bandoulière ne me quitte plus depuis le troisième jour de notre arrivée à la base. "Le métal doit faire corps avec vous!" - nous tance notre officier - " A partir de maintenant, il vous est interdit de vous en séparer. Quiconque s'en défait est bon pour la cour martiale!". Je hausse les épaules, persuadée qu'il faut une dose certaine d'irresponsabilité pour égarer une arme semi-automatique. Erreur... Le M-16 que j'osais à peine regarder les premières heures devient ici un banal objet quotidien. Nous courrons avec. Nous mangeons avec. Nous dormons avec. Nous nous douchons avec nos armes à portée de main. Nous rampons avec, sous une pluie fine qui nettoie le sable et s'insinue entre les fils du tissus de nos tentes. Sous un préau, nous détaillons la physique des trajectoires, les mécanismes de son fonctionnement. 

La nuit tombée, à l'abri du regard d'un officier de garde, je couvre avec Noah la distance qui nous sépare du lieu de notre dernière manoeuvre pour y récupérer son M-16 abandonné par inadvertance avant l'extinction des feux. En rampant dans les brindilles pour mieux camoufler nos ombres, il m'apparaît soudain que mon arme à moi est restée à son tour dans la tente, oubliée bien au chaud dans les plis de mon sac de couchage... Plus question d'attendre le départ de l'officier, nous sommes dehors, sans armes, après le couvre-feu! Je traverse à tâtons les tentes de notre section pour subrepticement retourner la chercher avant de couper à travers ronces me tapir dans les buissons, aux aguets pendant que Noah avance vers son arme. Nous détalons à toute vitesse nous glisser sous nos draps pour enfin y sombrer dans quelques heures d'un profond sommeil.

"Au commandement de l'officier, tirez les 5 premières cartouches en direction de la cible jaune. N'oubliez pas, vos armes sont chargées! Interdiction de quitter vos positions avant d'en avoir reçu l'ordre."

Je descend les manches de mon uniforme, enfile la veste de terrain, ajuste le casque. Il est plutôt lourd, plus que je n'aurais pensé. Et c'était Noël le weekend dernier, il faudrait envoyer des voeux aux copains. Je fixe mon regard sur la cible. Dans un enchaînement d'ordres tant répétés qu'ils en sont devenus automatiques, je sens mon corps tomber à plat-ventre, le contact de ma peau à travers le tissu sur le béton humide. Les oreilles protégées par un bouchon de mousse isolante, je n'entends plus que mon propre souffle, concentrée sur les vibrations légères d'une feuille jaune dans le vent. A 45 degrés avec la cible, j'insère le premier chargeur, colle ma joue à la crosse, stabilise l'angle de tir. Une main sur mon épaule, je presse machinalement la détente. La douille s'échappe encore brûlante, arrachée à son coeur incandescent. Le sourd bruit d'explosion est suivi par une onde de choc qui secoue tout mon corps. J'ai tiré. 

Alors que les rayons d'un soleil couchant embrasent les coins de ciel entre les nuages, je retire le chargeur vidé. 

Demain, je serais dans le train pour Tel Aviv, puis pour Jérusalem. Mon papa est arrivé en Israël pour me voir, je sors exceptionnellement pour shabbat. En 1973, il était là, juste ici, dans le même uniforme vert olive, dans cette même base. Les conflits d'aujourd'hui ont les mêmes acteurs, une génération plus tard. Ceux d'alors espéraient surement être les derniers. Le M-16 négligemment coincé dans le dos, perchée sur un container de matelas, j'hume l'air du soir, rêvant déjà aux deux jours de liberté qui s'annoncent...  

* "Ken HaMefakedet!", le titre de ce post est la phrase la plus répétée lors de ces premières semaines d'entraînement: "Oui, mon commandant!"
 

19 déc. 2010

"Comment tu te sens?"

  
Le compte à rebours a commencé. L'ordre de mobilisation trône toujours aimanté à la porte d'entrée, préservé du désordre des préparatifs alors que mon sac gît explosé sur les tomettes de l'appartement entre les piles de rechange pour la lampe torche, une écharpe vert khaki et une pile de tee-shirt blancs. Dans la voiture vendredi, les copains se moquaient de mon manque de stress apparent et s'acharnaient à détailler les pires heures de leurs périodes d'entrainement militaire. Ces derniers jours, chacun semble s'obliger à ajouter son grain de sel avant la question inévitable:

- "Bon, comment tu te sens, alors?"
- "Bien. Enfin je crois."

L'entrée à l'armée est un rite de passage. Tous participent, transmettent un peu de leur surplus d'équipement, se laissent aller à quelques conseils de vieux guerriers, s'inquiètent de mon sort. La tension s'insinue, s'installe avec les heures qui passent. Et pourtant...

Je suis en total accord avec moi-même. "C'est un luxe qu'ont peu de gens", me dit Tzouki dans la soirée. Chaque chose a son prix. 

J'ai grandi protégée des déchirements de l'Orient agité, dans l'immense espoir du processus de paix. J'ai aussi grandi dans un monde où les bus explosent à Jérusalem et les synagogues brulent parfois à Paris. J'ai grandi devant les images des maisons bombardées à Gaza, des enfants embrigadés par le Hamas, des mères de terroristes triomphantes et des chars de Tsahal au Sud Liban. Aujourd'hui, les missiles tombent sur Sderot, demain peut-être sur Tel Aviv. Je ne m'imaginais pas un jour faire partie du tableau, mais notre liberté n'est pas gratuite. 

Aussi éculé qu'il paraisse aux oreilles européennes, le concept d'Etat-Nation n'est pas moribond. Plus que jamais s'impose la nécessité de défendre la légitimité de l'existence d'Israël en tant qu'Etat Juif et démocratique. La constitution du peuple juif en nation incarne non seulement son seul espoir de survie, mais surtout son renouveau. Et, plus que jamais peut-être, apparaît l'étendue des sacrifices - aussi difficiles que nécessaires - pour parvenir à la paix. Notre génération fait face à ces défis, cette responsabilité est notre. 

Comme tous les jeunes israéliens de mon âge - et plus jeunes - avant moi, je deviendrais soldate lundi matin. Ce blog continuera à fonctionner, pour un temps au rythme des permissions. Bien peu comprendront vraiment, la plupart des copains à l'étranger se demandent d'ailleurs toujours pourquoi. "In the end, it's not the years in your life that count. It's the life in your years.¹" disait Abraham Lincoln. Je compte sur une longue vie bien remplie. En attendant, certaines choses méritent qu'on se batte en leur nom.

1. "Au final, ce n'est pas le nombre d'année d'une vie qui compte, mais bien la vie menée durant ces années."

6 déc. 2010

"Il n'y a plus le feu sur le Carmel"

 
C'est Hanouka! Pendant 8 jours, on vend des toupies partout, les vendeurs ambulants de beignets à la confiture font recettes, les enfants sont en vacances, et les familles se réunissent au coucher du soleil pour allumer ensemble les lampes d'huile de leur Hanoukia. Selon la tradition, elles sont placées devant les fenêtres, et les maisons de Jérusalem scintillent dans le soir - qui tombe fort tôt! - à la lumière vacillante de petites bougies. 

Lorsque j'allume la radio jeudi, je comprends immédiatement qu'il se passe quelque chose de grave. Sur les ondes, plus de chants enfantins comme à l'habitude, mais un air classique et tout de suite un flash d'information. Il y a le feu sur le Carmel. Un bus de soldats a été englouti par les flammes. On compte presque 40 morts. Les ambulances sur le terrain travaillent dans des conditions dantesque. Il n'y a plus de matière anti-feu pour les pompiers. Il n'y a pas non plus assez de pompiers d'ailleurs, leur camions sont trop vieux et trop peu nombreux. La sécheresse est telle que toute la forêt s'est embrasée. Nous ne possédons aucun avion Canadair, il faut faire appel à l'aide internationale. Une zone immense a été évacuée, et le brasier progresse, incontrôlé, vers Haïfa. 

J'éteins. Dans la rue les gens s'arrêtent quelques minutes, s'amassent devant les télévisions des épiceries, visages fermés, inexpressifs.

Israël, vu du ciel par un satellite de la NASA vendredi 3 décembre. Les flammes ont dévoré Ein Hod, Ussefiya, Ein H'oud, Nir Etzion, Tirat HaCarmel, Beit Oren, et le quartier de Denia à Haïfa. Alors que s'achemine l'aide internationale, le pays entier retient son souffle à chaque communiqué des pompiers. Sur le campus de l'université de Haïfa, l'armée a installé un commandement commun avec Magen David Adom et les pompiers: c'est la première fois depuis la deuxième Guerre du Liban, en 2006.
 
***

De la voiture qui roule vers Haïfa dimanche au petit matin, nous apercevons les avions de la sécurité civile française qui remontent sur le brasier. Au fur et à mesure que nous approchons du Nord, l'odeur de feu se fait plus prégnante, l'air se charge de fumée. Samedi soir, le nord du pays brûlait toujours. En pleine nuit, j'ai reçu le message d'Ilan - juste à temps pour extirper un uniforme du dessous de la valise. 

"Nous montons demain rejoindre les forces de Magen David Adom dans la tente du commandement central, départ de Jérusalem à l'aube".


Je parle avec Oren Avitan, qui a pris en charge l'organisation des secours pour Magen David Adom aux premières heures du feu. Prévenu par un coup de téléphone du centre d'appel, il était déjà sur le terrain lorsqu'un journaliste lui montre les images d'un bus de soldats encerclé par les flammes sur la route en contrebas. Trop tard. Impossible de traverser le mur de feu qui les sépare. Dans le jargon urgentiste local, la scène est déclarée comme "Aran" - un évènement catastrophique dont les victimes sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont connues de tous, comme Ahuva Tomer, chef de la police de Haïfa, première femme à obtenir un poste de commande de ce niveau en Israël. Les ambulances affluent de toute la région en quelques minutes mais il ne reste plus personne à sauver. Il n'y a aucun survivant. 

Dans la tente de commande de Magen David Adom dimanche, les communiqués affluent encore. Le centre d'appel suit les dernières forces en bordure de la zone brulée, où les pompiers sont toujours à l'oeuvre. Toutes les quelques minutes, les avions des forces internationales chargés d'eau nous survolent pour lâcher leur nuage de pluie chimique au dessus des derniers foyers. Sur le terrain, des pompiers sud-africains venus en renforts se joignent aux camions locaux. 

Dans la tente qui ne traite plus que des blessures superficielles des soldats et pompiers qui reviennent du site en contrebas, je discute avec un des pompiers français arrivé dans la nuit de vendredi. Ils sont étonnés, me dit-il, de la différence des moyens de Magen David Adom et des pompiers locaux. "Ils sont sous la responsabilité des collectivités locales alors que nous sommes indépendants" - mais il a raison, l'impréparation générale a surpris tout le monde. Je traduis pendant qu'il échange avec un responsable militaire en charge des populations civiles. Derrière nous, le téléphone du centre d'appel sonne et apporte les dernières nouvelles d'autres foyers, enfin éteints.

Dans la tente du commandement central, sur le campus évacué de l'université de Haïfa. Les volontaires d'Afrique du Sud s'organisent avec Yoni Yagodovsky, le responsable de la branche internationale de Magen David Adom. Derrière eux, le central se concentre sur les appels provenant de la zone incendiée.

Les ambulances sont concentrées sur le parking de l'université, en alerte, mais il n'y a plus d'actions sur le terrain. La zone est entièrement évacuée, sous commandement militaire. Michael Abu, un des premiers secouristes à accéder aux blessés jeudi me montre les collines noircies à perte de vue. Au dessus de nos têtes, les avions passent, et repassent. Il était de garde à Nesher, dans l'une des communautés du Carmel, très près du kibbutz Beit Oren. Lorsqu'il me décrit la montée, il s'arrête toutes les quelques minutes, comme pour reprendre son souffle. "La route était en feu, les odeurs et la fumée envahissaient complètement l'ambulance. Nous savions que les blessés étaient en situation critique avant même d'arriver." - pas le temps de rester sur place, il évacue immédiatement Ahuva Tomer, dans un état désespéré, avant de retourner à Beit Oren, aider l'armée à vider les villages des environs.

Dimanche soir, la fumée se dissipe peu à peu, reste l'odeur. Nous quittons la tente à la nuit tombée, de retour vers le quartier général de Magen David Adom à Tel Aviv, puis Jérusalem. J'ouvre la fenêtre, l'air continental des collines est frais, comme purifiant. Au petit matin lundi, un bruit incongru me réveille. Il pleut, enfin. Le brasier est maitrisé. Pour la première fois en quelques jours, la radio a de bonnes nouvelles. "Je répète, il n'y a plus le feu sur le Carmel", annonce le présentateur.