7 juin 2012

"La mer Rouge est bleu foncé"

 
J'ai manqué le bus pour Jérusalem, le prochain est dans plusieurs heures. Je suis coincée à Eilat. Front de mer d'affreux hôtels bétonnés, odeurs de crème solaire et de boissons glacées, l'air chaud sur le bitume brouille l'horizon. A la croisée des frontières, les cafés d'Eilat hurlent leur musique techno devant la plage, tandis qu'au loin, floue dans la brume salée, on devine presque l'Arabie Saoudite. Les monts de Jordanie se parent de reflets vermeils au soleil descendant. La mer rouge est bleu foncé. 


Je jette le gros sac, la chemise de l'uniforme, les chaussettes tuées par la poussière. Deux jours de terrain à la frontière égyptienne, dans une base envahie par des ibex peu farouches à la recherche d'un point d'eau et égarés dans les douches de Tsahal. Les pieds dans l'eau à 28°, il fait presque frais.

Le bus soulève un nuage de pollution et de poussière, fonce à travers le désert jusqu'au checkpoint de la zone de libre échange avec la Jordanie, s'arrête, repart, soupire, grince, couine et avale les kilomètres vers le nord. On dépasse le kibboutz Yotvata, dont l'idée un peu folle d'élever des vaches entre les dunes avait fait pouffer les responsables de l'agence juive dans les années 60... et où sont produites aujourd'hui plus de la moitié des boissons lactées d'Israël. Au bord de la route, une nouvelle station du projet Better Place¹ est en construction. Les premières ont commencé à fonctionner au mois de mai, autour de Tel Aviv. Si tout est prêt dans les temps - d'ici 2020, tout Israël devrait pouvoir se déplacer en voiture électrique. De quoi soulager notre petit pays ensoleillé des caprices du marché pétrolier, une première mondiale. 

Yahel, Lotan, Tzoukim, un tournant vers Mitzpe Ramon, puis Arad et Dimona. Le bus climatisé roule dans l'immensité sèche pour finir par s'arrêter sur le parking d'une station essence rutilante. Premier signe criard de civilisation entre les touffes de végétation et quelques palmiers pliés par les vents. Néons et enseignes lumineuses: Burger Ranch, Aroma, Paz Yellow... Des centaines, ou peut-être plusieurs milliers de petites mouches bourdonnent contre les vitres rendues fraîches par l'air conditionné.

C'est l'été. 

On ne parle pas de guerre au nord cette fois, où peut-être n'a-t-on juste pas cessé d'en évoquer l'imminence toute l'année. Pas besoin cette fois de rabrouer la tension saisonnière, la saison des guerres est restée ouverte en 2012 et... tout va bien! Entre exercices civils et militaires, affolements médiatiques, discussions savantes sur les arsenaux chimiques, nucléaires ou bactériologiques de nos sympathiques voisins, petites phrases, frictions discrètes et déclarations au pied levé - tout est calme, vraiment, alors pourquoi s'en soucier?  

En dépassant Masada défilent les gradins posés entre les monts de Judée pour les représentations de Carmen en plein air, le bus remonte la mer Morte et ses odeurs de souffre, le soir tombe. Premier checkpoint, dernier tronçon, vers Jérusalem cette fois, à travers les territoires...


Retour à nos bureaux, il fait nuit noire. Ils sont tous là, toujours au travail. Je raconte ces derniers jours à nos officiers. Les pisteurs bédouins aux aguets pour contrer les infiltrations mais aussi la musique arabe et les rires dans un hammer dans les montagnes d'Eilat. Les patrouilles de nuit de soldats encore adolescents à la frontière et les yeux de ces jeunes clandestins récupérés dans un segment de frontière où la nouvelle barrière n'est pas encore érigée. On parle pèle-mèle de Gaza, de plage à Tel Aviv, de roquettes et de barbecue le week-end prochain. 

Et puis, tout bêtement, je demande: "Tu penses qu'un jour ce sera plus simple?". La réponse est nette, cinglante, presque résignée. "Non". Moi je veux encore y croire.


1. Projet Better Place: son concepteur et CEO, Shai Agassi (oui, c'est lui qui a écrit "Start Up Nation"), a convaincu Shimon Peres qu'Israël, un petit pays où les trajets sont statistiquement très courts, pouvait utiliser l'énergie électrique pour se libérer des pressions du marché pétrolier. Les stations dispersées dans tout le pays permettent l'échange des batteries des voitures électriques vendues par Renault aux israéliens, un processus qui sous quelques minutes permet aux voyageurs de reprendre leur route...

3 juin 2012

"Insh'Allah"

 
Du toit de l'hospice autrichien, on surplombe la vieille ville. Au soleil couchant, la coupole du Dôme du Rocher est réfléchie par les vitres des façades du quartier musulman. La lumière s'adoucit, l'agitation effervescente de la rue s'estompe, le vent est frais. Une voix rauque appelle à la prière, reprise derrière nous par les minarets des collines de Jérusalem Est. En contrebas, entre les échoppes arabes - délicatesses au miel et layettes hideuses aux couleurs pastels - une file de chapeaux noirs se fraye un chemin parmi une foule de touristes bigarrée. Sous l'oeil morne de soldats en uniforme vert khaki, ils se pressent vers le mur des Lamentations. 

On parle d'Israël, des territoires, de la folie du présent devenue trop quotidienne pour troubler ceux qui le vivent sans pour autant cesser d'intriguer ceux qui pour une première fois s'y frottent. Quant au journaliste, il est explorateur, un peu témoin, un peu partie peut-être, et se fait parfois conteur. Une histoire juste, ou souvent plutôt qui sonne juste. Car ici tout est affaire de choix, et les mots ne dérogent pas à la règle. Le hasard, lui, se fait parfois malicieux pour nous pointer ces choses qui précisément ne lui doivent rien... 

Et lorsque les premières étoiles pointent, je laisse Brice reprendre un bus vers Ramallah et remonte vers la porte de Jaffa et ma Jérusalem à l'Ouest. Dans le lointain la sonnerie claire d'un shofar annonce que "shabbat sort" - comme se formule en Hébreu. La ville reprend vie, sort ses terrasses, et monte un podium en son coeur. L'été annonce logiquement le retour du printemps israélien. Et plus question de cottage cette année. On parle toujours de justice sociale mais surtout de racisme, d'immigration, d'éducation et de santé publique, de corruption, et de ce mot tabou qui nous gêne tous: occupation. Est-ce pour ça qu'ils sont à peine quelques centaines, peut-être quelques milliers, à battre le pavé hiérosolymitain?

Alors que les colocs renoncent au jardin pour se joindre aux manifestants, je sonne à la porte de nos voisins arabes dont le verger fleurit parfume la nuit d'effluves de jasmin et de goyave. "Ah habibi, je ne pensais plus que tu viendrais..!" 

En Israël, les cerises sont moins sucrées, plutôt acidulées - un fruit inutile aux dires des maîtres de maison, trop heureux de s'en défaire. Les derniers restes laissés sur l'arbre ont été la proie des oiseaux, les noyaux dansent encore sur leurs tiges. Je dépose un pot de confiture rouge sombre, sauvé des petits déjeuners voraces du week-end. Les échos d'un défilé de jeunes israéliens idéalistes remplissent la cuisine d'une vieille hiérosolymitaine courbée à l'Hébreu fortement accenté d'Arabe, et dont le visage ridé s'éclaire. 

"Shabbat sort... Shavoua tov¹ habibi, et insh'Allah dans un mois nous auront des figues."

Si Dieu veut, donc. Il a bien intérêt à vouloir! Mais si pour les fruits on se résignera à s'en remettre au Très Haut, le reste est paraît-il entre nos mains...

1. Shavoua tov: bonne semaine, en Hébreu!