24 févr. 2013

Un mot de fin

 
Tel Aviv vit à toute heure. Au dessous de chez nous habite une jeune fille éthiopienne qui chante de la soul dans un bar à quelques rues, et dans sa cuisine le matin. Au dessus, une prof de piano qui exerce ses gammes aux aurores et un joueur de cornemuse, qui s'entraine sur la plage, parce que "tu comprends, le bruit"… Ce même bruit qui mêlé à celui du trafic incessant ne semble pas troubler outre mesure les américaines et les hollandais fêtards qui vivent sur notre palier. Au rez-de-chaussée, les voisins sont plutôt punks. La rencontre avec des créatures tatouées en caleçons à clous piquants-et-très-pointus jetées dans la cage d'escalier par un exercice d'alerte aérienne beaucoup trop matinal à leur gout a viré au troisième type et la vengeance du rockeur métal a bientôt envahi tout l'immeuble d'un son compact saturé de basses solides. Comme l'air d'une ville floue, prisonnière de son air confiné, de l'odeur du macadam pollué, d'un amas d'immeubles décrépis et de ses infinis troupeaux de voitures. Une métropole frénétique, parfois chatoyante, souvent bruyante, toujours pressée, jamais couchée.
 
Pas un brin de vent marin, il est bloqué sur le front de mer par les hôtels bétonnés. Et pourtant, tout paraitrait vain sans ce petit bout de bleu entre les tours: un horizon dégagé, l'infini à perte de vue et à portée de vélo…
 
Tel Aviv dit le meilleur et le pire d'Israël, mais surtout le montre, enveloppée de sa coolitude d'abord horripilante, ambivalente, puis bizarrement contagieuse. Et nous voilà, installés dans un "vieil" immeuble des années 40, à la lisière de Jaffa qui existait, elle, déjà sous l'empire romain - au bout de la rue s'unissent la plus vieille et la plus jeune ville du Moyen-Orient. Sans n'avoir jamais vu Mumbai ni Istanbul, ni même les ruelles des docks du Pirée, le sud de la première ville hébraïque leur ressemble. Sciure de bois, petits vendeurs de tout et de rien, sonorités grecques ou arabes, magasins de meubles, artisans, ouvriers, hangars et garages, baraques de falafel, borekas à la bulgare, odeurs d'abats de viande grillés, les rues sont sales de cambouis, de ruines de vélos encore solidement fixées à un bout de ville, de papiers et de palettes de bois abandonnées. A trois pas, près de la gare centrale se pressent au soir tombant des masses migrantes dans des cafés internet reliés à l'Erythrée, au Soudan ou aux Philippines, des maisons ouvertement closes, et des églises bariolées où officient tour à tour griots et pasteurs évangélistes.
 
A quelques centaines de mètres, sous les platanes du boulevard Rothschild, la jeunesse branchée de Tel Aviv déambule, farouchement insouciante, entre des terrasses toujours pleines, alors que la nuit efface le filtre criard du jour. On mange et surtout on boit partout à Tel Aviv. Vue à travers les lucarnes de lumières qui égayent ses immeubles fondus dans le noir, la ville semble presque humaine - bouillonnante puis lasse, chaleureuse mais réservée, toujours animée. Derniers témoins un peu mélancoliques d'une nature presque introuvable, les arbres de Tel Aviv sont chargés de clémentines. Pas un jardin de quartier, le béton a dompté tout reste sauvage. Reste la mer. "Comment, ça ne vous suffit pas!?" - le serveur magnifique mais surement gay d'un café sur la plage aura eu l'air parfaitement choqué. Aucune réticence ne résiste à une assiette de tehina aux embruns de mer couleur argent, et ne subsiste pas même un reste de pensées grises après un jus de grenade en terrasse - on se dit soudain qu'on pourrait bien s'en accommoder.
 
Tel Aviv… La ville des possibles, beaucoup de possibles, tout est possible! A quoi faut-il donc rêver, en Israël, quand on a finit l'armée? Nos journaux vendent des unes aux titres catastrophiques - complot d'espionnage aux dimensions romanesques entre Israël et l'Australie, rumeurs explosives d'une société palestinienne au bord de l'implosion, massacres et tueries à nos portes en Syrie, et savants commentaires des avancées nucléaires iraniennes. Personne ne semble vraiment les lire dans cette ville occupée, bien trop pour se préoccuper des turpitudes de la situation. Les électeurs israéliens ont réussi à désavouer tous nos partis en une seule élection, les uns par les autres. Un mois a filé entre négociations de coalition et déclarations tonitruantes mais toujours pas de gouvernement en vue. La vague d'espoir née le soir des résultats s'est diluée dans un soupir de soulagement et transformée en une pointe d'inquiétude. Israël a sauvé sa gauche moribonde et repoussé une droite décomplexée grâce à un centre nouveau. Et maintenant?
 
Certains préparent leur évasion à l'étranger. Cambodge, Thaïlande, Peru, Argentine, Chine, Ethiopie, Canada ou Kenya - n'importe où, mais loin! Un ailleurs où oublier notre hyper-acuité face à l'actualité. Pendant deux ans au moins, nous avons été le conflit. Certains les armes à la main, d'autres un stylo, d'autres devant un clavier, tous plongés dans un quotidien décalé, son urgence parfois tragique et sa répétition fatidique. Deux ans, plongés dans un énième rapport sur l'activité ennemie à nos frontières, briefés sur l'évolution des risques régionaux, les points chauds, les déploiements de troupes, à suivre l'évolution des situations heure-par-heure, suspendus à la radio à chaque annonce d'une anicroche - un petit rien, juste quelques soldats blessés - en espérant qu'on ne les connait pas. Et puis il y a ces autres pour qui l'armée n'est pas terminée, et à qui on est tant attachés. Est-ce aussi peut-être pour ça que les uns prennent de la distance: pour fuir un peu, se détacher, retrouver ailleurs une simple normalité?
 
Et pourtant. Après avoir rêvé d'un billet pour Londres, Paris, Montréal ou Berlin toute la fin de mon service militaire, c'est ici que je veux vivre. Les vieux pamphlets d'encouragement à l'aliyah dans les locaux d'un mouvement de jeunesse parisien proclamaient déjà un slogan dont la pertinence brille d'autant plus aujourd'hui: "venons en Israël pour construire et nous y construire". Les envies de voyages ne manquent pas, un bol d'air à l'étranger serait le bienvenu - mais mon Inde, c'est ici. Et il y a tellement à faire. L'aliyah s'est terminée quelque part entre Erez et un pick-up chargé de mes cartons sur la route entre Jérusalem et Tel Aviv.
 
Il est temps de tourner la page de ces carnets. Pas pour toujours peut-être, le temps de réfléchir à un autre support, d'imaginer la suite, de prendre un peu de recul. Merci à vous, lecteurs, qui avez fait vivre ce blog de votre présence, d'un clic anonyme souvent et de vos commentaires parfois. C'est ici que nos chemins se séparent sur le web même si ce n'est pas vraiment un adieu. Pas "shalom" - d'ailleurs la paix est bien évasive - mais plutôt "lehitraot". Au revoir, à la revoyure…


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