26 mai 2010

"Dirigez-vous vers l'abri le plus proche"


"Mercredi 26 avril à 11 heures aura lieu l'exercice national de protection civile. Au son d'alerte, veuillez rejoindre rapidement l'abri le plus proche."

Vite, vite, finir au plus vite le laboratoire de microbiologie ce matin! Pas question de se retrouver piégés au sous-sol dans le refuge anti-aérien qui abrite les incubateurs bactériens de toute la faculté! Même rengaine, comme chaque été, comme chaque année...


Rien ne rabroue mieux cette tension pernicieuse qu'une petite pointe de cynisme local. On vous assurera du pire pour continuer d'espérer le meilleur. La saison des guerres est déclarée ouverte entre petites phrases, frictions discrètes, provocations mesurées, pléthore d'exercices civils et militaires, assurances sincères, et affolements médiatiques. Jérusalem connait les sirènes, il y en a d'ailleurs une, monocorde, chaque vendredi qui sonne une minute pour l'entrée de shabbat. Elle résonne dans le creux des collines, vibre entre les épines des cèdres, se fond dans le soir qui descend lentement sur la ville. Celle-ci est différente. Le son revient lancinant, effraye les oiseaux de son insistance alarmante. Mais où est-il cet abri?

La notice de l'université contenait pourtant une carte des lieux protégés du campus, qu'aucun d'entre nous n'aura bien évidemment ouvert, nous suivons le mouvement. "C'est nul, quand on était mômes au moins on manquait les cours" - pas de chance pour nous, la pause déjeuner saute. Ou pas, finalement, car dans l'un des abris atomiques se trouve... un stock de pâtisseries! Bien caché, jusqu'ici insoupçonné par les navigateurs souterrains chevronnés que pensions être, voilà de quoi éclairer d'un jour nouveau la perspective fort ennuyeuse d'un exposé sur la structure secondaire des macromolécules.

18 mai 2010

"Au pays du lait ...et du lait"


Il est 18 heures à Jérusalem, Shavouot approche, une soupe verte qu'on servira tiède mijote encore a petit feu, le frigidaire est rempli de fromages locaux divers. Les explications varient d'une maison à l'autre, mais la fête, qui célèbre le don de la Torah et des Dix Commandements sur le mont Sinaï, est en général célébrée avec un repas lacté. La ville souffle, se décrispe. La radio retransmet le concert de Balkan Beat Box dans un kibboutz excentré. Les magasins ferment peu à peu, la circulation se calme, la fac fait le pont et s'arrête jusqu'à dimanche, presque des vacances!

Au sortir d'une promenade dans la vieille ville, nous nous égarons dans les ruelles du quartier juif, grimpons sur les toits du shouk arménien, contournons des arches antiques, longeons une passerelle perchée aux bords d'une yeshiva² orthodoxe, descendons un escalier abrupte vers les allées biscornues du secteur musulman, frissonnons sous la brise à l'idée de s'être perdus, avant de nous retrouver enfin à l'une des entrées vers la basilique du St-Sépulcre. Giora veut encore voir la fameuse vue depuis la Tayelet, Elea conduit, on écoute sur le chemin du Chopin remixé par un groupe russe fenêtres ouvertes, il est maintenant 19 heures à Jérusalem.

Entre les oliviers et les cyprès de la Tayelet, sous un ciel nuageux...

Nous tournons vers la "Moshava HaGermanit" (la colonie allemande) fondée au 19ème siècle par la société des Templiers, une communauté protestante sectaire ralliée au pouvoir nazi durant la guerre, finalement expulsée vers l'Australie par les Anglais du Mandat Britannique¹. Le quartier est le fief des jeunes "Srougim" - l'expression désigne les religieux modernes dont la kippa tricotée apparaît colorée en comparaison de celle noire veloutée des orthodoxes traditionalistes. Sionistes, éduqués, engagés, nationalistes parfois, élitistes souvent, ils dominent ce coin de ville aussi branché qu'historique. Presque 20 heures à Jérusalem, une longue sirène annonce le début de la fête. Chemises blanches et robes claires, les familles déambulent, les petites filles coiffées de fleurs jouent devant l'entrée des synagogues.

Il est tard à Jérusalem, ou peut-être est-il tôt déjà... Je repense aux lectures de ces derniers jours. Une faim vorace de lettres m'a lancée dans une quête assoiffée à travers les étagères de la bibliothèque bilingue de Danièle et Kobi, délaissant un temps ma lecture en Hébreu de David Grossman pour un bouquin d'Amos Oz avant de dévorer soudain en Français les livres de Michel del Castillo. Je me plonge dans sa mélancolie d'une Espagne chimérique, passionnément désirée, ses rêves d'un pays lyrique, brûlant, fanatique, éclatant, une terre de natures impétueuses et de fiertés inhumaines. Et surtout, ce doute toujours, et si cette patrie n'existait vraiment qu'en songe...

1. Mandat Britannique - la Palestine mandataire qui désigne la Jordanie, d'Israël et les territoires palestiniens sous contrôle britannique de 1920 à 1947, était le nom donné par la SDN au statut politique de la région, où le pouvoir britannique se devait d'établir un "foyer national juif" selon la Déclaration Balfour. Pour en savoir plus, cliquez ici.
2. Yeshiva - une maison d'étude de la Torah et du Talmud, ainsi que de leurs commentaires, par groupe, en binome, ou sous l'égide d'un rabbin.

11 mai 2010

"Remontez!"



Le soir tombe tandis que j'attends un bus hypothétique dans une station déserte au sortir du kibboutz Ein Anatsiv, posée entre deux palmiers sur la route 90 dite "Kvish haBika'a". Une petite douche froide avant de partir n'a pas suffit à rincer cette chaleur étouffante, et les poussières de plus en plus denses du vent de sable qui se lève sur un ciel déjà jaune se collent à ma peau.

La route vers Jérusalem est jalonnée d'arrêts parfois au milieu des dunes, pour faire monter les soldats de retour d'une base cachée par des collines blondies par le soleil, et les habitants des implantations qui font face à la frontière jordanienne. A quelques mètres de nous seulement, deux rangées de barbelés, et un chemin de poussière impeccablement lisse: il est ratissé toutes les quelques heures par une unité spéciale de l'armée - les pisteurs, bédouins pour la plupart, chargés de repérer toute tentative d'infiltration aux traces qu'elle ne manquerait pas d'y laisser.

Nous roulons, franchissons la dernière jonction vers Jericho, puis un panneau vers Ramallah. Les rares voitures qui nous dépassent sont immatriculées d'une plaque blanche de l'Autorité Palestinienne, à qui la route est ouverte sur décision de la cour suprême depuis le début de l'année. Soudain, le chauffeur freine, et s'arrête.

"Il y a un médecin, ou soldat secouriste, ou un infirmier dans le bus?"

La porte arrière s'ouvre, l'air chaud envahi l'habitacle suivi d'une odeur de pneu mêlée à celle du macadam brulant. Il fait nuit noire. Une voiture a dérapé en contrebas de la route, ses occupants, légèrement blessés, font signe de s'approcher. Un infirmier militaire sort en premier, armé, tandis que j'extirpe la trousse de premiers soins du bus que je découvre typiquement partiellement équipée. Nous avons donc trois gants. Pratique.

"Samra", c'est son nom. Elle a 7 ans et s'applique à soigneusement éviter de regarder le soldat qui lui parle en arabe. Silencieuse, très digne, elle grimace un peu et sans un mot me laisse immobiliser son coude déboité, et utiliser les lanières d'un pansement militaire pour stabiliser totalement le bras. L'infirmier traite les coupures de sa mère et soulève une à une les parties de son voile, pour ne pas l'exposer. Momentanément rassurée, elle se lance dans une diatribe contre son mari, la voiture, la route, l'accident, son mari de nouveau, ce sang qui coule de son front, et pour finir ce Dieu ingrat qui les as laissés tomber entre les mains des sionistes - traduite en continu par le soldat druze¹ qui nous sert d'interprète, hilare.

Le bus klaxonne, s'impatiente. Si on reste plus, il veut appeler l'armée. "Remontez", plaide-t-il. Et puis, nous sommes déjà arrêtés presque 10 minutes. Nous serons en retard à Jérusalem. Et puis, ils ne veulent pas d'ambulance. Nous repartons, ils restent sur le bord, attendent l'oncle supposé venir en tracteur les chercher depuis leur village. Ils n'accepteront même pas la bouteille d'eau qu'une passagère leur tend.

Quelques kilomètres plus loin, nous traversons le checkpoint à l'entrée de la ville. Nous sommes de retour de notre côté, eux sont restés du leur. Entre nous, il n'y a rien et tout un monde à la fois.

1. Druze - les Druzes sont une communauté religieuse dispersée entre la Syrie, le Liban, Israël et la Jordanie, dont les croyances sont très proches de l'Islan mais sont influencées par d'autres apports philosophiques. Malgré leur proximité culturelle et linguistique avec les Arabes d'Israël, leur communauté estime avoir fait une "alliance de sang" avec le pays qui l'accueille: les Druzes sont soumis au service militaire obligatoire, et font souvent carrière dans l'armée.

6 mai 2010

"3903 visites de 68 pays"


Une année!

Un an a passé depuis le premier post de ce blog, que j'écrivais posée en pleine nuit entre mes valises sur les pavés du jardin... 365 jours de découvertes et nouveautés pour faire mien à nouveau ce petit pays complexe! Dans les rythmes effrénés de notre Orient compliqué ont eu lieu bien des mouvements.

"D'où viens tu?", me demande une de mes profs, surprise par un accent peu typique. De Paris. De Montréal. De Jérusalem. D'un peu des trois surement.

L'espion électronique placé sur cette page dans un instant de cyber-frénésie indique à ce jour 3903 visiteurs dont un seul Norvégien, 12 Brésiliens, 25 Tunisiens, 52 Belges et 1626 Français. A suivre donc pour cette deuxième année, avec vos réactions toujours bienvenues et appréciées!

4 mai 2010

"Je suis dans le bus"


Dans le bus 18 qui descend vers le centre ville, il y a une fille aux cheveux bleus qui rêve. Elle est assise, toute seule. Devant elle, deux garçons orthodoxes - cheveux noirs, pantalon noir à pli, pull en coton noir, kippa noire - qui l'épient persuadés d'être discrets. Sous prétexte de suivre les (lents) développements du chantier du tramway, ils se retournent sans cesse et s'échangent au passage un regard complice.

Deux vieillards installés à l'arrière les contemplent d'un air réprobateur avant de se lancer dans une discussion presque chuchotée, en Yiddish. C'est le signe des sectes ultra-orthodoxes du quartier de Mea Shearim, pour la plupart anti-sionistes, qui pour mieux signifier leur refus de reconnaissance de tout symbole national s'opposent à l'usage de l'Hébreu moderne au quotidien. Barbe blanche et chapeau noir - dont ils portent chacun la boite en carton sur les genoux - ils sont fixés par un garçonnet arabe, assez perplexe.

Une fois le boulevard Herzl dépassé, le bus poursuit vers la station centrale et s'y remplit. Un groupe de soldats obstrue un moment le passage avec des caisses noires marquées du sigle du commandement central. Ils portent encore le béret vert pâle des nouveaux conscrits, visiblement épuisés, et déséquilibrés par le poids de leur arme ils se cramponnent aux poignées, entre deux poussettes, à chaque tournant.

A mes cotés s'est assise une fille, entièrement voilée. Elle parle au téléphone dans un arabe animé, mi-guttural mi-chantant. D'autres étudiants nous entourent, plongés pour la plupart dans le quotidien gratuit des transports hiérosolymitains. Il commence à faire chaud à Jérusalem, nous sommes en sandales, jeans court, tee-shirts imprimés, mais avec bien sur un pull pour survivre à la climatisation intensive de tous les lieux publics.

La couverture du journal d'aujourd'hui est une statistique: sur 15,000 enfants en CP à Jérusalem cette année seuls 2000 sont scolarisés dans le système laïque. Les autres sont élèves du système public religieux, des écoles publiques arabes, et des établissement hors-contrat des différentes mouvances du secteur Haredi. La jeune population fuit vers Tel Aviv, découragée par la hausse des prix du logements, le manque d'infrastructures et la pression religieuse.

Arrivés aux abords du shouk, montent des familles chargées de sacs de légumes frais. La rue couverte bouillonne de vie et de couleurs, le chauffeur stoppe devant la boulangerie après le feu et bloque un instant tout le trafic de la rue Jaffa pour acheter des pains ronds au sésames qu'un gamin court lui apporter. Au premier virage, une pastèque s'échappe, roule et dévale tout le bus avant de repasser de mains en mains vers l'arrière.

Nous tournons, dépassons l'hôpital Bikour H'olim, les bureaux de la nonciature, le lycée français pour arriver au carrefour de Mea Shearim. Une foule noire et blanche déferle sur les passages piétons tandis que les portes du bus s'ouvrent. La fille au cheveux bleus sort et traverse elle aussi la route, bientôt entièrement entourée, submergée par des chapeaux noirs... Et nous poursuivons notre chemin.