21 nov. 2010

"Jérusalem? Par la Bika'a!"

 
Il n'a toujours pas plu cette année, pas une petite goutte d'eau. Alors que le bus dépasse le checkpoint, je contemple les dunes de cailloux dénudées. Les camps de quelques familles bédouines bordent la route dès la sortie des faubourgs de Jérusalem, leurs enfants courent pieds nus derrière des chèvres en quête du moindre arbrisseau. Un panneau signale la jonction vers Ma'ale Adumim, puis Jéricho. Devant l'une des lignes de mosaïques qui indiquent le niveau de la mer, deux touristes prennent la pose et se font prendre en photo sur un chameau. Premier arrêt. Nous bifurquons sur la route 90, dite "Kvish haBika'a": de là, la voie trace son sillon entre les implantations, serpente entre les monts de Judée, dessert les arrêts improbables d'un paysage désertique, poursuit le long de la ligne de frontière avec la Jordanie et ouvre un trajet direct, même si parfois plus risqué, vers le nord du pays et le Golan. 
 
Sous les rayons du soleil d'automne, la vallée du Jourdain est émouvante de majesté. Mon téléphone vibre, l'opérateur téléphonique me souhaite la bienvenue en Jordanie. Puis un bon retour en Israël. Puis de nouveau au tournant suivant. Et encore à celui d'après. A chaque fois, j'aperçois les panneaux solaires qui alimentent les détecteurs de mouvements le long de la route frontalière. Deux rangées de barbelés séparées par quelques mètres de no man's land, et un chemin de poussière soigneusement ratissé par les pisteurs de l'armée. De quoi ne laisser aucune chance à une tentative d'infiltration. Certains vieux bunkers éventrés, derniers vestiges visibles d'un conflit passé, ont été couverts de graffitis revendicatifs par des colons. L'un d'entre eux sert de station, on y lit en lettres rageuses: "Jugez les criminels d'Oslo!" -  des gamins montent, le long de leurs sacs à dos pendent des franges oranges, le signe des opposants à l'évacuation de Gaza.
 
Enfin, le checkpoint dépassé, nous sortons des territoires palestiniens. Les champs des kibboutz Tirat Tsvi et Sde Eliyahu apparaissent, bientôt suivis par ceux d'Ein Anatsiv¹. "Il y a des passagers pour le kibboutz?" - les mains s'agitent. Le conducteur lève les yeux, balaye le bus du regard et ouvre la porte arrière. Le vent chaud s'engouffre, fouette mon visage. Je saute sur la voie, hèle en courant un tracteur qui remonte vers la palissade et m'installe entre deux caisses de dates à l'arrière pour quelques centaines de mètres. De la salle à manger collective, je poursuis entre les jardins ombragés, retrouve la synagogue, dépasse l'école avant de me repérer grâce à l'antenne de l'abri anti-aérien. J'ai oublié les fleurs dans le bus, mais Lolo m'accueille tout sourire et se moque même de mon air embêté.
 
Je pose des questions, sans relâche. Avant de répondre elle me redit à chaque fois qu'elle perd la tête, mais il n'en est rien. Elle insiste sur l'importance du socialisme, et des valeurs du kibboutz sur la société israélienne, on en vient à débattre sur les rumeurs de gel des constructions en Cisjordanie avec les voisins de notre table dans la salle à manger commune. Après l'office religieux du vendredi soir, tout le kibboutz y est rassemblé, on mange, on prie, on chante, on parle. 

"A Beit Shean c'était la misère... Nous, nous n'étions pas bien riches, mais eux, ils n'avaient rien. Pas même une idéologie. "

Elle raconte son travail d'assistante sociale à Beit Shean, ville pudiquement dite "de développement", longtemps sinistrée, envahie successivement des rescapés d'Europe, des réfugiés des pays arabes, des échappés de Russie, puis d'Ethiopie. Elle décrit l'écart immense avec le kibboutz, tout entier engagé dans le développement de l'industrie balbutiante du pays, prêt à des sacrifices immenses pour assurer sa survie. On évoque la stupeur à l'annonce du début de la guerre de Kippour² et la cassure idéologique définitive avec l'URSS qui arme alors les nations arabes, la peur de la débâcle et les angoisses des membres du kibboutz qui sentent dans l'air l'odeur de la folie humaine à laquelle ils croyaient s'être arrachés. Rien ne la prédestinait à cette vie, elle insiste. Ses parents étaient bien venus en Palestine en 1936 mais avaient renoncé à s'y installer. Son frère s'y était établi. Mais quand Strasbourg avait été évacuée en 1940, c'était tout naturellement qu'il s'était porté volontaire pour rejoindre l'armée Française. 

"Nous étions Juifs, ça oui! Mais Français! Vous n'avez pas connu ça, vous savez depuis petits que vous aurez toujours Israël. Nous, nous en rêvions! Mais en attendant il fallait bien défendre notre droit à vivre!"

Alors que la famille fuyait vers la zone libre, il avait été fait prisonnier par les Allemands. Et elle, sous un faux nom, avait rejoint l'Armée Secrète et un réseau organisé clandestinement par l'OSE par lequel elle exfiltrait des enfants vers la Suisse ou la Palestine. Ils n'étaient pas surs de ce qui se passait à l'Est, simplement que personne n'en revenait. J'écoute dans la lumière vacillante des bougies qui se consument ces histoires de caches et de poursuites, je retiens mon souffle quand elle évoque à mi-mots la prison et sa libération miraculeuse, et je souris quand elle persiste à affirmer qu'elle n'a presque rien fait. 

La nuit tombe samedi soir, le kibboutz sort de sa torpeur assoupie. Depuis l'arrêt d'autobus sur la route 90, j'observe les lumières de la Jordanie qui scintillent dans le lointain des collines. Les premiers palmiers de l'enceinte du kibboutz Ein Anatsiv¹ se distinguent vaguement dans la pénombre, les silhouettes émergent de la nuit noire, traversent la voie rapide pour s'abriter derrière les blocs de béton. Je tiens les pages qui s'envolent d'un bouquin de Bettelheim sur l'éducation collectiviste des enfants du kibboutz, laisse ma pensée vagabonder tandis que mes cheveux se battent avec le sable et le vent. C'est le 20 novembre, et dans un mois, je serais soldate. 

"Jérusalem? Par la Bika'a! On a une place, grimpe!"

Je monte avec deux garçons du kibboutz, de nouveau la route, mais de nuit, pas question de s'arrêter. La soirée bat son plein quand nous arrivons à Jérusalem, tous les adolescents de la ville semblent s'être donnés rendez-vous sur les trottoirs de la rue Emek Refaïm. Les enseignes clignotent. Les vendeurs de glaces font fortune. On prend un café, au bord d'une terrasse bondée. Les discussions glissent de nouveau sur les options du gouvernement face aux demandes de gel des colonies. Ils sont contre. Moi je suis pour. Devant nous, deux filles blondes feuillettent un prospectus sur l'aliyah des jeunes, et les opportunités d'oulpan au kibboutz... 
 
1. Ein Anatsiv - je vous en parlais déjà dans les pages de ce blog, c'est un kibboutz religieux aux abords de la ville de Beit Shean. Quand à Lolo, dont parle ce post, il faut lire le récit du voyage au kibboutz de décembre dernier pour en savoir plus.
2. Guerre de Kippour - la guerre commencée le jour du jeûne de Yom Kippour en 1973 par l'Egypte et la Syrie, soutenues par l'URSS. Profitant d'une supériorité numérique écrasante, les armées arabes avancèrent plusieurs jours avant que Tsahal ne reprenne le dessus au prix de pertes catastrophiques. L'impréparation de la nation à l'attaque imminente fit tomber le gouvernement de Golda Meir.

9 nov. 2010

"Il faut toujours faire des réserves"

  
Je n'avais pas du tout prêté l'oreille quand la radio ressassait au petit matin le mot pénurie. Erreur. J'ai beau repasser en revue les produits réfrigérés du supermarché, impossible de trouver le beurre. Encore une fois. "Mais c'est comme ça partout..." - l'employée que je questionne sur l'approvisionnement des rayons me regarde presque interloquée. Non, non, je ne veux pas de sa toute petite plaquette de margarine importée de Normandie à grands frais. Elle peut continuer à trôner seule entre deux présentoirs vides, où est le beurre?! 

Une vieille dame regarde la discussion avec amusement. Elle me surveille d'un regard en coin alors que la cliente à quelques pas interrompt sa contemplation des pots de yaourts aux fruits pour s'interposer dans la conversation et apporter à son tour une explication, bientôt coupée par la famille qui compare les oeufs sur le présentoir voisin. La bactérie manque. Foutaises, c'est la demande de lait qui est trop grande. Et puis il y aurait eu une grève chez Tnuva, la marque nationale. A moins que l'opération ne fasse partie d'un vaste complot de nos ennemis pour saper le moral des citoyens. 

Pas de gateau ce soir donc, on testera le four un autre jour. "Apprends Boubelé¹" - la vieille, encore plus voutée qu'elle n'apparaissait au début, agite son doigt tremblant et me tance dans un Hébreu déformé par un accent d'Europe de l'Est - "Il faut toujours faire des réserves, on ne sait jamais". A tout hasard, je rajoute un pot de cottage dans le panier...

1. Boubelé: mot tendre en Yiddish, qui signifie littéralement "petite poupée".
 

1 nov. 2010

"Place des Rois d'Israël"

 
Il faudrait dire qu'il n'y a pas de camp à la paix. Mais personne ne semble avoir le courage. Ou l'envie. Samedi, derrière chacun des hommes politiques, intellectuels et journalistes qui l'un après l'autre s'adressaient à la foule, le portrait immense de Rabin frémissait et ses rides de plastique ondulaient sous la brise légère de Tel Aviv.

Shimon Peres parle à une foule très jeune, assemblée sous les panneaux des organisations de gauche et des mouvements de jeunesses socialistes.

Comme chaque année, les gens se rendaient samedi au même endroit, serrés devant une scène où les discours se succèdent et continuent, encore et encore, se gargarisent de formules politiques, attaquent les gouvernements, fustigent l'indifférence, transforment et s'approprient chacun à leur tour l'héritage d'un homme devenu symbole. Avant c'était la Place des Rois d'Israël. Désormais on l'appelle Place Rabin. 

C'était il y a quinze ans, et depuis tout a changé. Seules les chansons sont restées les mêmes. La réalité est tout autre, d'ailleurs ceux qui remplissaient la place ce soir terrible, ont oublié d'y venir cette année. Il manque une génération. L'assemblée est dominée par les chemises bleues des gamins des mouvements de jeunesse socialistes. Alors déjà, nous étions petits - et eux, probablement pas nés. Quelques vieux, cheveux grisonnants, intellectuels, évidemment laïques, se mêlent aux nombreux étudiants. Pas une kippa. Pas une famille. L'héritage de Rabin est bien lourd à porter. L'homme était multiple, complexe: héros militaire, figure politique légendaire, adulé et honni, architecte du processus. Un premier ministre qui avait une vision, qui parlait peu et pensait beaucoup. Sa fin tragique a fait de lui un martyr, trop souvent accaparé par des partis de gauche moribonds. 

On aurait rêvé d'une cérémonie sans politique, où chacun puisse se chercher et se reconnaître. Il aurait fallu dire, qu'il n'y a pas de camp à la démocratie. Personne n'en a eu le courage. Sur les dalles sombres de l'ancienne Place des Rois d'Israël, la plaie est toujours béante. L'autre Israël n'est pas venu, nous ne sommes qu'une toute petite moitié. Et pourtant cette nuit de novembre 1995, c'était aussi leur premier ministre qui a été assassiné - de deux balles dans le dos.

L'an dernier aussi, je vous parlais de l'assassinat d'Yitzhak Rabin. La date était différente car les commémorations suivent le calendrier hébraïque.